ZOLA, Emile (1840-1902)

Lettre autographe signée « Z » à Georges Charpentier
Londres, mardi 28 février [18]99, 4 pages in-8

« Mon seul espoir est dans la force de la vérité »

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Fiche descriptive

ZOLA, Emile (1840-1902)

Lettre autographe signée « Z » à Georges Charpentier (éditeur des Rougon-Macquart)
Londres, mardi 28 février [18]99, 4 pages in-8
Trace de pliure centrale

Exceptionnelle lettre de l’écrivain pendant son exil, aux formules prophétiques, réagissant à la toute récente mort de Félix Faure et aux derniers rebondissements de l’affaire Dreyfus


« Mon vieil ami,que d’évènements, vous avez raison, et que de bons évènements ! (1) C’est lorsque nous semblons toucher le fond de l’abîme, que la fortune nous enlève de nouveau d’un coup d’aile. On peut désormais reprendre quelque espoir.
Ce n’est pas que je devienne optimiste, car beaucoup de choses semblent rester obscures, et je crains les abominations dernières. Tant que la cour [de cassation] n’aura pas rendu son arrêt, je croirai possible les pires infamies.(2) Sans doute la situation a beaucoup changé depuis l’élection de [Émile] Loubet (3)et l’imbécile folie de [Paul] Déroulède(4), mais tant que [Charles] Dupuy (5) sera au pouvoir je croirai quelque escamotage, je n’ose dire certain, mais probable. Nos amis auraient grand tort de chanter victoire. Enfin, il se peut que je me trompe.
Mon intention et de rentrer à Paris dès que l’arrêt de la cour sera rendu, et quel qu’il soit. [Fernand] Labori [avocat de Alfred Dreyfus et Emile Zola], consulté, est aussi de cet avis. Il faut en finir. Je commence à devenir enragé dans la solitude ou je suis. Ce n’est pas qu’il me déplaise de vivre seul, au contraire : Les jours ou les dépêches ne me jettent pas trop hors de moi, je travaille admirablement bien. Mais ce qui me tue, c’est l’incertitude où je suis depuis des mois, ne pouvant ni prévoir ni régler mon existence. J’aurais dû tout de suite m’installer à l’étranger pour un an, avec les miens, et j’aurais ainsi bravé la fortune.
Enfin, dans quelques semaines, je vous reverrai. Mais il n’est point dit que ce ne sera pas pour de nouveaux ennuis. Mon seul espoir est dans la force de la vérité. Si l’enquête n’est pas supprimée, si l’on ne parvient pas à l’empêcher d’éclater au plein jour, nous sommes certainement sauvés.
Mais vous avez raison, mon vieil ami, nous vivrons encore longtemps sur des ruines. Et notre vie va être changée, tellement l’ouragan aura fait de désastres.
Embrassez bien tendrement votre femme et Jane. Et bien affectueusement à vous, mon vieil ami.
Z »


1- Emile Zola se réjouit de la mort du président Félix Faure – adversaire déterminé de la révision du procès et antidreyfusard notoire – quinze jours plus tôt, dans les bras de sa maîtresse, au palais de l’Élysée.

2- Le 27 octobre 1898, la chambre criminelle de la Cour de cassation commence l’examen de la demande en révision. Ce n’est que le 3 juin 1899, après de multiples auditions, que la Cour de cassation annule le jugement de 1894 et le renvoie devant un nouveau conseil de guerre.

3- Notons que c’est Emile Loubet (1838-1929) – président de la République ayant succédé à Félix Faure le 18 février 1899 – qui accorde la grâce présidentielle à Alfred Dreyfus le 19 septembre 1899, suite au retentissant procès en révision, le procès de Rennes, au mois d’août.

4- Paul Déroulède (1846-1914) est un poète, romancier et militant politique français. Il est le fondateur de la Ligue des patriotes, l’un des mouvements pionniers du nationalisme français. Bien que défenseur de l’armée, il croit à l’innocence de Dreyfus. Zola fait ici allusion à sa tentative de coup d’État pendant les obsèques de Félix Faure, le 23 février 1899. Arrêté et acquitté en cour d’assises, jugé en Haute Cour et finalement banni (expulsé en Espagne), il bénéficie d’une amnistie en 1905.

5- Charles Dupuy (1851-1923) est un homme d’Etat français. Accédant à présidence du Conseil en novembre 1898, il s’oppose avec détermination à la révision du procès, d’où le scepticisme de Zola.


Suite à sa lettre ouverte « J’accuse…! » au président Félix Faure, parue dans L’Aurore le 13 janvier 1898, Emile Zola se voit traduit en justice par le général Billot. Son procès commence le 7 février devant la cour d’assises de la Seine et comprend en tout quinze audiences. Après plusieurs rebondissements judiciaires, le 18 juillet 1898, Emile Zola est définitivement condamné à la peine maximale encourue, soit un an de prison et 3,000 francs d’amende. Poussé à l’exil par son avocat Fernand Labori et par George Clemenceau, alors rédacteur en chef du journal L’Aurore, le célèbre auteur entame onze mois de retirement, contraint au silence médiatique. Cela ne l’empêche pas d’exprimer très ouvertement son engagement à de ses proches, comme en témoigne cette lettre.

Car il se sent épié et sous surveillance, Zola veille à ce que son anonymat soit préservé au mieux. Notons que seules les lettres d’exil de l’écrivain sont signées d’un « E », plus tard d’un « Z ». Ces lettres sont pour lui une façon de crypter, en quelque sorte, ses envois, bien que son écriture soit reconnaissable entre mille. Éprouvé par le mal du pays, il est profondément affecté par l’état des affaires politiques en France : « Jamais la situation n’a été, selon moi, plus désastreuse », écrit-il. Alexandrine, sa femme, lui apporte un soutien sans faille et l’encourage à poursuivre sa lutte.

George Charpentier (1846-1905) est un célèbre éditeur français de la seconde moitié du XIXe siècle. Il se définit lui-même comme « l’éditeur des naturalistes ». Il publie notamment Flaubert, Maupassant, et bien sûr Zola, dont il est un ami proche. Il est l’un des rares à lui rendre visite lors de son l’exil à Londres. Il est également un fervent collectionneur d’art qui soutient les peintres impressionnistes.

Lettre publiée dans le tome IX de la Correspondance générale de Zola (CNRS, t. IX, 1993)