HUGO, Victor (1802-1855)

Lettre autographe à Alphonsine Masson
[Marine Terrace, Jersey], 5 août [1855], 4 pp. petit in-12°

« Et tous les soirs, je regarde là-haut, je fais des signes d’intelligence aux yeux célestes de la nuit, et il me semble que je la vois »

EUR 10.000,-
Ajouter à la sélection
Fiche descriptive

HUGO, Victor (1802-1855)

Lettre autographe à Alphonsine Masson
[Marine Terrace, Jersey], 5 août [1855], 4 pp. petit in-12°, d’une écriture appliquée et serrée
Enveloppe autographe timbrée et oblitérée
[Cachets postaux :] ANGL –5 Augt [départ] / CHEVREUSE 9 août [arrivée]
Remarquable état de conservation

Longue lettre inédite aux accents mystiques adressée à son amie médium Alphonsine Masson, au travers de laquelle Victor Hugo adresse un message à son amour de jadis, Léonie Biard – Le poète exilé y exprime, à la façon d’un poème en prose et tel un rêve éveillé, la force du souvenir amoureux pour celle qu’il fut contraint de quitter lors du coup d’État du 2 décembre 1851


Nous n’en transcrivons ici que quelques fragments

« Comme toutes les femmes de cœur et d’esprit, vous avez, Madame, outre toutes vos grâces personnelles, des hasards profonds et éloquents. Avec ce mot : elle partie, c’est ma lumière disparue, vous avez remué en moi tout un monde sombre et charmant, vous m’avez fait revivre et mourir, vous avez fait monter jusqu’au bord de ma paupière tout le flot des larmes non versées et qui sont toujours là. Je vous remercie de cette exquise souffrance que je vous dois. […]. Rien ne vous manque ; vous charmez de près et vous consolez de loin.
Je suis heureux des deux douces lettres que j’ai reçues. Je sais bien ce qui manque à l’une, mais elle le sait aussi. Et – qui connaît l’avenir ?
Vous me faites un adorable tableau ; je vous vois toutes deux dans cette belle nature qui vous aime, parce qu’elle voit vos âmes ; vous êtes là, dans les fleurs, sous les astres, harmonies vous-mêmes ; vous causez ; je retiens mon souffle, et il me semble que je vous entends.
Et tous les soirs, je regarde là-haut, je fais des signes d’intelligence aux yeux célestes de la nuit, et il me semble que je la vois.
Je suis avec elle dans l’inexprimable. Elle qui pourtant devrait tout comprendre, elle ne comprend pas cela. Elle me dit : écrivez-moi donc. […] Je regarde les étoiles en songeant à elle, et je lui dis : traduisez-moi.
Soyez heureuse. Soyez heureuses. La beauté lui revient. Est-ce qu’elle était partie ? Est-ce qu’elle partira ? Qu’elle ouvre la sombre poitrine de l’absent ; il y a là un miroir. Qu’elle s’y regarde.
Je dis l’absent. Et vous, vous n’êtes pas absentes, où vous êtes, où elle est, la présence est. Je regarde avec dédain et pitié ce Paris qui me fait l’effet d’un grand vide, depuis qu’elle n’y est plus.
Je veux m’arrêter, car il y a des portes d’écluses qu’il ne faut pas rouvrir. À quoi servirait le flot qui en sortirait ?
Pardonnez-moi toutes deux ce mélange de rêves et de souvenirs. […]. Qu’elle en prenne ce qu’elle voudra. Qu’elle y lise ce qu’elle voudra. Je suis sûr des commentaires de votre noble et charmant cœur. – […]
Un jour elle me comprendra. En attendant, elle fait ce qu’elle peut pour croire à un abîme ; elle dit toujours fini, à moi qui ne sait pas d’autre mot qu’infini. Qu’elle me voie donc où je suis ; dans la mort et dans le ciel ; dans la mort par l’absence, dans le ciel par sa pensée. »


Le souvenir amoureux de Léonie Biard depuis l’exil
Grand amour de Victor Hugo, Léonie Biard (1820-1879) fut la seule femme pour laquelle l’écrivain hésita à quitter Juliette Drouet. Issue d’une famille de la petite noblesse, Léonie Thévenot reçoit une bonne éducation, avant d’épouser le peintre François Biard. Au printemps 1843, elle rencontre Victor Hugo, peut-être dans le salon de Fortunée Hamelin. Ils deviennent amants en décembre de la même année. Léonie lui inspirera de nombreuses poésies, dont on trouve trace dans Les Contemplations. En juillet 1845, les deux amants sont surpris en flagrant délit d’adultère. Léonie Biard est arrêtée puis jetée à la prison de Saint-Lazare où elle reste du 5 juillet au 10 septembre. Elle est ensuite transférée au couvent des Dames de Saint Michel, grâce à l’intervention d’Adèle Hugo, bien aise de voir une concurrente à Juliette Drouet. Condamnée par le tribunal de la Seine, elle perd la garde de ses enfants. Victor Hugo, bénéficiant de son inviolabilité en qualité de Pair de France, se sentira toujours redevable envers elle. Il lui fait parvenir régulièrement de l’argent et continue de lui envoyer ses ouvrages. Leur liaison s’interrompt brutalement, lors du coup d’État du 2 décembre 1851, obligeant le poète à l’exil. Juliette Drouet, ignorante de l’affaire, apprit cette liaison de sept ans par Léonie elle-même qui, le 28 juin 1851, lui renvoya les lettres du poète. Elles furent publiées par Jean Gaudon et sont conservées à la Maison de Victor Hugo après avoir appartenu successivement à Juliette Drouet, Louis Koch, Paul Meurice, Alexandrine de Rothschild (vente, I, n°67) puis au colonel Sickles (II, 1989, n°361).

Alphonsine Masson, le lien spirituel
La destinataire directe de cette lettre, Alphonsine Masson, joue un rôle essentiel d’intermédiaire entre le poète et Léonie Biard. Les deux amis se connaissaient d’avant l’exil. C’est donc au travers d’elle que Victor Hugo peut atteindre Léonie par les mots. Personnalité exaltée, Alphonsine a voulu dépasser une sage existence conjugale par des essais littéraires et une quête spirituelle mouvementée. Marquée par une éducation reçue d’un père agnostique militant et d’une mère pieuse, elle s’adonne d’abord au spiritisme, établissant des contacts avec des esprits d’outre-tombe. En 1857, elle est membre d’une association qui a retrouvé la science bafouée et abandonnée de Franz Mesmer. Vers 1860, elle perd subitement sa faculté de medium : « Quoique j’ai fait alors pour la ressaisir je n’ai pu y réussir ». Elle se proclame alors chrétienne convertie et publie une autobiographie (Ma conversion, Paris, 1864) où elle relate son itinéraire spirituel. Parallèlement à cette conversion, se souvenant qu’elle avait été sollicitée d’écrire pendant nombre d’années par des amis éminents dans les lettres, elle s’enhardit et répond à sa tardive vocation. Elle écrira trois romans : Louise, Les Trois amies, La Perle noire, qui parurent seulement en feuilletons dans L’Estafette, Le Siècle et autres journaux parisiens.

Pourquoi Victor Hugo transmettait-il ses messages à Léonie Biard par l’intermédiaire d’Alphonsine Masson ? S’agissait-il de ne pas faire renaître le scandale qui avait marqué la découverte de l’adultère ? Sans doute le poète voulait-il échapper à tout contrôle de la police sur cette correspondance qui, révélée, aurait pu compromettre l’exilé dans l’opinion publique. Il pouvait aussi craindre de blesser Juliette en ravivant une vieille blessure.

Provenance :
Succession Alphonsine Masson (jusqu’en 2002)
Puis collection particulière