ARAGON, Louis (1897-1982)
Lettre autographe signée « Aragon » [à André Rousseaux]
[Nice, 3 déc. 1941], 1 p. in-4° à l’encre bleue
« Me taire pour éviter les injures ressemblerait fort à de la lâcheté, j’allais dire de la trahison. Mais celle-ci est à la mode »
Fiche descriptive
ARAGON, Louis (1897-1982)
Lettre autographe signée « Aragon » [à André Rousseaux]
[Nice, 3 déc. 1941], 1 p. in-4° à l’encre bleue
Légères brunissures aux marges, toute petite fente au pli central
Repentir sur un mot, rajout de la date au crayon (d’une autre main)
Superbe lettre d’Aragon sur son engagement poétique en temps de guerre, répondant aux attaques portées contre lui après la parution du Crève-Cœur
« Je crois que ce que je fais de mieux au monde, c’est précisément d’écrire »
« Cher Monsieur, cette note, sans en connaître les attendus, j’en avais compris le caractère obligatoire, et pour les termes, croyez bien que je n’y avais rien vu d’autre que ce qui y est, et qui ne me paraît qu’une marque de plus de ce courage dont je parlais. Je ne pense pas que si vous m’aviez lu de bout en bout, cela changerait un iota à ce que vous écrivez aujourd’hui. Je ne pense pas que ce que certaines gens me reprochent aujourd’hui (qui se targuent de s’être mal conduits dans l’autre guerre et qui n’ont pas fait celle-ci, etc.) soit pour quelqu’un comme vous inexplicable, ni toujours à interpréter comme le voudraient vos “correspondants”. Je ne pense pas non plus que nous ayons toujours été d’accord sur toute chose, ni même que nous le soyons aujourd’hui : cependant nous sommes Français, et cela met quelques différences entre vous et moi d’une part, et d’autres gens de l’autre. Voilà pour ce qui n’est pas de la poésie.
Pour la poésie… j’ai lu avec quelque retard ces jours-ci un article d’une dame paru dans L’Effort et repris dans l’A.F [Action française]. Si je comprends bien, suivant cette personne, ce que j’aurais de mieux à faire serait de ne pas écrire ; eh bien, je crois que ce que je fais de mieux au monde, c’est précisément d’écrire, et que me taire pour éviter les injures ressemblerait fort à de la lâcheté, j’allais dire de la trahison. Mais celle-ci est à la mode [allusion à l’attaque de Drieu à l’encontre d’Aragon, parue dans la N.R.F. du 1er octobre 1941, voir infra]. J’écrirai donc tant qu’on me laissera le faire, et tant pis si ce n’est pas longtemps.
Le jour où vous passerez à Nice ou moi à Lyon, j’aimerais vous connaître, si vous n’y voyez pas d’obstacle.
Sympathiquement
Aragon. »
Aragon réagit d’emblée à un article de son correspondant paru la veille dans Le Figaro littéraire. Rousseaux y réaffirme la distinction qu’il opère entre la production littéraire d’Aragon et son engagement politique, tout en soulignant son admiration pour Le Crève-Cœur — récemment paru chez Gallimard — et disant y avoir « trouvé une des expressions les plus justes et les plus pathétiques des douleurs que nous vivons ». Rousseaux conclut : « Et tout ce que l’on pourra me dire de la conduite de M. Aragon, dans un sens ou dans l’autre, ne changera rien à cet avis », ajoutant enfin son « estime pour le combattant de Dunkerque, qui a mérité en 1940 une citation de l’armée française ».
L’attaque dirigée contre Aragon, le 25 octobre 1941, par Anita Estève dans le journal collaborationniste L’Effort — article relayé deux jours plus tard par Robert Havard de la Montagne dans L’Action française — éclaire la réaction du poète. Dès les premières lignes de son article, Anita Estève s’affranchissait de toute nuance : « Aragon ressurgit [allusion à la parution récente du Crève-Cœur]. Ce poète qui s’avéra l’un des politiciens communistes les plus marqués de l’avant-guerre se réfugie à nouveau dans la poésie […] Il voulait la guerre, il poussait vers elle tous ceux qu’une foi sincère engageait à suivre son action. Quelle indignation au moment de Munich ! Quelle joie lorsque fut signé le pacte germano-russe. » Estève évoquait ensuite la violente diatribe (demeurée célèbre) de Drieu à l’encontre d’Aragon, publiée dans la N.R.F. du 1er octobre. On se souvient de quelle façon Drieu avait ouvert le feu contre son meilleur ennemi : « J’appartiens à, dit-on, la classe 1917. Je dis ici — et peut-être ai-je l’ambition, certainement ai-je l’ambition de provoquer par ces paroles une émulation violente chez ceux que l’on appelle sous les drapeaux — je dis ici que je ne porterai plus jamais l’uniforme français. » Drieu poursuivait ses propos incendiaires contre le poète, le taxant de « propagandiste marxiste ». Ainsi, la réaction d’Aragon prend ici tout son sens : s’il répond aux attaques de L’Effort et de L’Action française, on comprend qu’il réplique aussi, indirectement, à la charge de Drieu dans la N.R.F.
Le couple Aragon-Triolet avait quitté un mois plus tôt, le 1er novembre, leur meublé « Célimène », devenu trop exposé, pour s’installer dans un minuscule deux-pièces au 16, cité du Parc, toujours à Nice.
Provenance :
Laurin-Guilloux-Buffetaud, Drouot, 29 mai 2002, n°10