ARAGON, Louis (1897-1982)

Lettre autographe signée « Aragon » [à René Tavernier ?]
S.l. [Nice, c. oct. / début nov. 1942], 1 p. in-4°

« Me taire pour éviter les injures ressemblerait fort à de la lâcheté, j’allais dire de la trahison. Mais celle-ci est à la mode »

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Fiche descriptive

ARAGON, Louis (1897-1982)

Lettre autographe signée « Aragon » [à René Tavernier ?]
S.l. [Nice, c. oct. / début nov. 1942], 1 p. in-4° à l’encre bleue
Légères brunissures aux marges, toute petite fente au pli central
Repentir sur un mot

Superbe lettre d’Aragon sur son engagement poétique pendant la guerre

« Je crois que ce que je fais de mieux au monde, c’est précisément d’écrire »


« Cher Monsieur, cette note, sans en connaître les attendus, j’en avais compris le caractère obligatoire, et pour les termes, croyez bien que je n’y avais rien vu d’autre que ce qui y est, et qui ne me paraît qu’une marque de plus de ce courage dont je parlais. Je ne pense pas que si vous m’aviez lu de bout en bout, cela changerait un iota à ce que vous écrivez aujourd’hui. Je ne pense pas que ce que certaines gens me reprochent aujourd’hui (qui se targuent de s’être mal conduits dans l’autre guerre et qui n’ont pas fait celle-ci, etc.) soit pour quelqu’un comme vous inexplicable, ni toujours à interpréter comme le voudraient vos “correspondants”. Je ne pense pas non plus que nous ayons toujours été d’accord sur toute chose, ni même que nous le soyons aujourd’hui : cependant nous sommes Français, et cela met quelques différences entre vous et moi d’une part, et d’autres gens de l’autre. Voilà pour ce qui n’est pas de la poésie.
Pour la poésie… j’ai lu avec quelque retard ces jours-ci un article d’une dame paru dans L’Effort ¹ et repris dans l’A.F [Action française]. Si je comprends bien, suivant cette personne, ce que j’aurais de mieux à faire serait de ne pas écrire ; eh bien, je crois que ce que je fais de mieux au monde, c’est précisément d’écrire, et que me taire pour éviter les injures ressemblerait fort à de la lâcheté, j’allais dire de la trahison. Mais celle-ci est à la mode. J’écrirai donc tant qu’on me laissera le faire, et tant pis si ce n’est pas longtemps.
Le jour où vous passerez à Nice ou moi à Lyon, j’aimerais vous connaître, si vous n’y voyez pas d’obstacle.
Sympathiquement
Aragon »


Cette missive est selon toute vraisemblance adressée au poète et résistant René Tavernier (1915-1989). Les notes évoquées – et leurs significations – paraissent correspondre à la revue Confluences, que Tavernier dirige depuis sa propriété lyonnaise pendant l’occupation, de 1941 à 1943. Ce dernier n’était pas sans avoir l’intuition (ou une idée) des activités clandestines d’Aragon, qu’il connaissait forcément par son rôle à Ce soir dans les années précédentes comme une des voix du parti communiste.
Contraint de quitter Nice en novembre 1942, après l’invasion de la zone non occupée par les troupes allemandes et italiennes, et entrant dans la clandestinité, le couple Aragon/Triolet est dans un premier temps caché quelques semaines par Pierre Seghers, à Villeneuve lès Avignon (où ils sont déjà résidé), d’où Aragon part le premier, en éclaireur, pour un domicile dans la Drôme où le couple vit quelques mois dans un grand inconfort avant d’être abrité par René Tavernier, dans sa propriété de Monchat à Lyon au début de l’année 1943. Tavernier fournit à Aragon un contrat de travail (secrétaire de rédaction) sous son nom de clandestinité : Andrieux. Aragon apporte dès lors sa compétence pour plusieurs numéros de Confluences, indiquant à Tavernier un certain nombre d’erreur dans la confection de sa revue et dans la ventilation des articles.
Les allusions aux reproches contre Aragon semblent implicitement viser Drieu la Rochelle et, par répercussion, ses thuriféraires. On se souvient que ce dernier avait violemment critiqué son ancien ami dans la NRF, plus tard repris dans L’Émancipation nationale (quotidien de Doriot à grand tirage dont Drieu est le directeur et l’éditorialiste), comme un des responsables de la guerre de 40, ce à quoi Aragon lui avait répondu par son poème « Plus Belle que les larmes ». Drieu n’avait pas été au front, mais affecté à l’Information dans les services de Jean Giraudoux. Ceci avait été en 1940 relevé par Paulhan dans une correspondance un peu vive avec Drieu, lui rappelant qu’Aragon, lui, « est au front, et exposé ». Si Aragon n’est pas certain que Tavernier était au fait de cette affaire, il semble qu’il veuille lui faire sentir.
Cette invitation à une rencontre – classique chez Aragon qui pratique beaucoup ainsi – est un démarche qui peut s’inscrire dans ce qui va le rapprocher de Tavernier au point d’être hébergé et de lui permettre de travailler pour Confluences. C’est chez Tavernier qu’Aragon composera « Il n’y a pas d’amour heureux ».

1- Quotidien illustré vichyste, L’Effort est fondé en 1940 à Clermont-Ferrand par des membres de la SFIO tombés dans la collaboration. Il cesse de paraître en 1944.

Nous remercions monsieur François Eychart pour les éléments qu’il nous a aimablement communiqués.

Provenance :
Laurin-Guilloux-Buffetaud, Drouot, 29 mai 2002
Puis coll. M.L.M