BLUM, Léon (1872-1950)

Lettre autographe signée « Léon Blum » à Louis-Alfred Natanson
S.l.n.d, [Paris, 14 décembre 1894], 3 p. 1/2 petit in-8° sur papier strié beige

« Voyez-vous, mon pauvre Fred, nous sommes des êtres trop sensibles. Nous finissons par souffrir même de choses qui nous sont indifférentes »

EUR 1.500,-
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Fiche descriptive

BLUM, Léon (1872-1950)

Lettre autographe signée « Léon Blum » à Louis-Alfred Natanson
S.l.n.d, [Paris, 14 décembre 1894], 3 p. 1/2 petit in-8° sur papier strié beige
Enveloppe autographe timbrée, cacheté et oblitérée (petites déchirures et taches)
Pliure centrale inhérente à la mise sous pli, fentes, un mot caviardé par Blum

Longue et très rare lettre de jeunesse de Blum – Le jeune dandy parisien de 22 ans, alors collaborateur à la Revue blanche, révèle à travers ces lignes toute sa sensibilité et son empathie pour son ami Natanson


« Mon cher Fred, je suis bien coupable de ne pas vous avoir répondu plus vite. Mais j’étais moi-même si abruti, si énervé que vraiment je n’aurais plus pu vous écrire la lettre qu’il fallait, la lettre gaie, pimpante, réconfortante, etc. etc. Et puis j’ai appris lundi par Alexandre [Natanson] pour vos gros malheurs. Je sais que vous allez mieux, et même maintenant j’espère que vous reviendrez bientôt ici avec un superbe congé de convalescence. Tout de même, j’ai beaucoup pensé à vous, et ce n’était pas trop gai. Je me demandais dans quel état vous deviez être là-bas, mon pauvre ami, tout seul avec de pareilles horreurs autour de vous. Mais Alexandre et Tadhée [Natanson] m’ont affirmé que vous étiez tout à fait bien, et ferme, et résistant, et même gai. Je vous fais tout de même mes compliments, mon cher Fred, mais pourtant je suis heureux de penser que vous allez sortir bientôt de là-bas.
Ça me fait tout de même un drôle d’effet de penser que vous lisez cette lettre dans votre beau lit blanc, entre la bonne petite sœur et l’infirmière. (Y’a-t-il des infirmières, à propos ? Vous n’êtes donc pas du tout laïcisés). […] Mon pauvre Fred, comme vous étiez bien fait pour vivre là-dedans – j’aurais voulu voir [Romain] Coolus cette semaine mais je l’ai manqué mercredi à la Revue [Blanche] où j’étais allé pour lui. Nous nous serions bien lamentés sur vous en strophes alternées, et même je suis sûr que Coolus aurait eu des colères très éloquentes. Je voudrais vous raconter des histoires très amusantes. Mais ma vie n’est que d’énervements. Je suis dans un état de tension et de fatigue inimaginable. Cet examen dont tout au fond de moi je me moque comme d’une guigne, et dont l’issue me sera tellement indifférente cinq minutes après que je la saurai – et bien ! pour le moment l’idée m’en tort et m’en déchire d’une manière inouïe. Il faut attendre trop longtemps, et je ne sais pas supporter l’attente. Je suis admissible depuis mercredi dernier, et je vais passer mon oral cet après-midi à deux heures. Cela m’a fait une très mauvaise semaine, remplie d’un ardent désir et d’une impossibilité absolue de travailler. Voyez-vous, mon pauvre Fred, nous sommes des êtres trop sensibles. Nous finissons par souffrir même de choses qui nous sont indifférentes. Ce que je vous dis là a l’air absurde, et pourtant c’est vrai. Bien entendu, je vous écrirai le résultat définitif. Je n’ai pas oublié notre pari. […]
Voilà mon cher ami, le peu de nouveau de ma vie. Je voudrais vous envoyer autre chose que cet ennui et ce brouillard. Mais je suis vraiment trop nerveux et trop triste. Figurez-vous que j’en viens à ne plus pouvoir supporter un ennui, et surtout à ne plus pouvoir supporter l’hiver. Le froid et le brouillard sont au-dessus de mes forces. Adieu, mon cher Fred, rétablissez-vous bien vite. Je vous écrirai sûrement bientôt, et surtout j’espère bientôt vous voir. Nous vous dorloterons, nous vous câlinerons, et les mauvais souvenirs s’oublieront vite.
Votre bien affectueux Léon Blum. »


Attiré dès ses années de lycée par une carrière artistique et littéraire, Blum publie ses premiers vers dans La Conque, revue créée conjointement en 1888 avec ses amis Gide et Louÿs du lycée Henri IV. Ce n’est toutefois qu’à partir de 1892, au travers de ses chroniques dans la Revue blanche, fondée par les trois frères Natanson, que Blum parvient à s’établir une réputation dans le milieu littéraire parisien. Jean-Laurent Cochet dit de lui qu’il est « le critique le plus intelligent de son époque ». D’avant-garde et d’excellence, la Revue blanche réunit tout ce que le monde artistique compte de plus éminent. Y collaborent Debussy, Toulouse-Lautrec, Mallarmé, Proust, Bonnard ou encore Jarry. Pour le jeune Blum, ici âgé de 22 ans, l’écriture et la littérature comptent avant toute chose. Les propos qu’il tient ici sont sans ambiguïté à cet égard : « Cet examen dont tout au fond de moi je me moque comme d’une guigne, et dont l’issue me sera tellement indifférente cinq minutes après que je la saurai ». Son destin est progressivement réorienté vers la politique avec pour élément déclencheur l’affaire Dreyfus.

Lettre inédite