GIDE, André (1869-1951)
Lettre autographe signée « André Gide » à Élie Allégret
La Roque, [fin] août [18]93, 3 pp. in-4°
« Je m’effraie de voir combien une femme peut se mentir »
Fiche descriptive
GIDE, André (1869-1951)
Lettre autographe signée « André Gide » à Élie Allégret
La Roque, [fin] août [18]93, 3 pp. in-4° sur papier vergé crème finement ligné
Filigrane « Original Palet Mill », très légères rousseurs marginales
Admirable lettre du jeune Gide à son précepteur et confident, évoquant les premières manifestations de l’amour qui le lie à sa cousine Madeleine Rondeaux – Il dévoile ensuite son projet de voyage aux côtés de Paul Laurens, une aventure qui se révélera décisive pour l’écrivain, tant sur le plan moral que sexuel
Lettre restée dans les archives Allégret jusqu’en 2007
« Bien du temps a passé, mon cher ami, depuis ma dernière lettre. Je t’écrivais alors d’Espagne, avec cette émotion de me sentir plus près de toi parce que j’étais plus loin de la France. Ce voyage s’est fini tout simplement et nous avons repris pour un temps maman et moi nos occupations parisiennes. […]
Notre séjour habituel de la Roque est déjà tout près de finir ; le temps m’est strictement mesuré pour des raisons que je m’en vais te dire. Mes cousines ont passé près de nous trois semaines. Que ne puis-je, mon ami, te parler longuement d’elles et te demander après tes pensées. Je me souviens si bien de cette causerie trop courte que nous eûmes sur des affaires très intimes, dans cette voiture qui remontait l’avenue de l’Opéra, t’entraînant vers d’ultimes acquisitions, car le lendemain tu devais repartir. Tout est resté de même, mon ami, tout s’est approfondi, aggravé : c’est une chose difficile à comprendre lorsqu’on ne fait que la dire sans raconter longuement tous les pourquois : oui tout s’est aggravé (c’est le mot le meilleur) amours, luttes, tristesses et refus. La résistance de Madeleine est obstinée ; elle n’a cessé que lorsque par instant sa raison fut vaincue, et que son amour trop fort a dû paraître. J’ai presque tort de te parler de cela, ne pouvant t’en parler assez ; j’ai peur que tu te méprennes et que tu penses que j’ai grand tort de continuer cette poursuite, du moment qu’elle est repoussée. C’est bien ce que je me dis lorsque j’en suis fatigué jusqu’à la plus profonde tristesse. Mais si je reprends cette poursuite ensuite, c’est parce que je sais qu’elle m’aime plus que tout autre, et c’est elle qui me l’a dit, elle m’a dit que la vie sans moi lui paraissait vide et terne, et que tout en elle mourait le jour où elle s’est dit qu’elle devait me quitter…
Elle s’est fait de cela un devoir, non pour elle, mais pour moi, je le sais, se craignant pour moi trop âgée [Madeleine est de deux ans l’aînée d’André]. Alors comprends-tu que j’insiste, et que sachant tout cela, un refus qu’elle s’impose douloureusement ne me rebute, et que tout continue, et ne peut presque plus avoir de solution qu’une attente l’un de l’autre, une attente perpétuelle, et que peu à peu le mariage ne devient presque plus souhaitable, tant nous avons pris peu à peu l’un devant l’autre une attitude presque hostile parfois à cause de cette triste lutte. Et nous ne pouvons pas nous passer de cela. […] Je ne suis pas retourné chez elle depuis bien des années ; et c’est bien malgré elle que Madeleine m’invite ; elle me l’a dit, mais je m’effraie de voir combien une femme peut se mentir. Je ne resterai pas là-bas [Cuverville] beaucoup de temps ; je pars aussitôt après pour un assez long voyage. On ose à peine devant toi parler de ‘long voyage’, pourtant celui-ci devrait durer six mois ; je dois partir avec un ami de mon âge, le fils du peintre Jean-Paul Laurens […] nous avons choisi l’Italie, la Sicile, la Tunisie, l’Algérie et l’Espagne. Le désert nous tente tous deux et nous projetons de descendre jusqu’à Ouargla [ville de province à 800 km au sud d’Alger] si c’est possible ; tout ça en vue de nous mûrir ; j’ai un peu le spleen d’avance – mon compagnon aussi, ce qui fait que nous nous entendrons […]
Ma prochaine lettre sera probablement datée d’un climat plus voisin du tien ; je me réjouis de partir – et si ce n’était pour y laisser maman seule – de quitter Paris. On y vit mal et en toute superficie ; cela m’amusait un temps et j’ai peur que pour un peu cela ne m’amuse encore, mais cela ne vaut rien et je suis heureux de cette occasion de fuir […] et dit de ma part à Madame Allégret les choses les plus amicalement respectueuses. Je suis votre ami.
André Gide. »
L’année 1893 marque la naissance d’une longue et tortueuse relation entre Gide et Madeleine Rondeaux, sa cousine et future épouse. Profondément captivé, le jeune écrivain découvre un nouvel élan à sa vie par sa prise de conscience du mal ainsi que par son sens rigide et conformiste des actions à entreprendre, hérité d’une éducation puritaine. En dressant de sa cousine une image idéaliste, il finit par en tomber amoureux au sens intellectuel et néanmoins passionné. Voyant Madeleine se refuser à l’épouser et s’éloigner craintivement de lui, commence alors pour Gide une longue lutte pour vaincre sa résistance et convaincre la famille Rondeaux, elle aussi opposée à cette union.
Jeune peintre de 23 ans, Paul Laurens invite son ami Gide en 1893 à l’accompagner dans le cadre d’une bourse d’étude pour un voyage dans le sud de l’Europe et au Maghreb. Rapporté dans Si le grain ne meurt, ce périple initiatique, décisif dans la vie de l’écrivain, sera l’occasion pour lui d’un affranchissement moral et sexuel qu’il appelait de ses vœux, le faisant ainsi rompre avec le protestantisme et vivre avec son homosexualité. De retour en France en 1895 après un second voyage en Algérie, Gide fait des retrouvailles sereines avec sa cousine. La mort brusque de sa mère la même année parait précipiter les choses ; André et Madeleine se marient à l’automne.
Ses lettres à Élie Allégret sont les premières que l’on connaisse de Gide hors de son cercle familial. Pasteur protestant, Allégret est invité en 1885 par Juliette Gide au château de La Roque-Baignard pour devenir le précepteur de son fils et diriger à la fois ses lectures et son éducation religieuse. Si les échanges épistolaires sont nombreux entre les deux hommes, leur correspondance deviendra quasi muette (à l’exception de cette lettre et de rares autres) au tournant des années 1893 et 1894, période d’éloignement et de transformation morale pour l’écrivain.
Provenance :
Élie Allégret (destinataire)
Puis Marc Allégret, par descendance
Puis Danièle Allégret, par descendance
Puis Christian Roth-Meyer (époux de Danièle Allégret)
Digard, Drouot, 3 déc. 2007, n°35
Bibliographie :
Cahiers André Gide – Corr. avec Élie Allégret 1886-1896, éd. D. Durosay, Gallimard, 1998, n°95