[HUGO] DESCHANEL, Émile (1819-1904)
Lettre autographe signée « Emile Deschanel » à Victor Hugo
« À l’École normale » [Paris], 3 Xbre [décembre] 1839, 3 p. in-4°
« Je ne puis plus tenir à l’ennui, au dégoût ; j’aurais besoin de vous entendre parler »
Fiche descriptive
[HUGO] DESCHANEL, Émile (1819-1904)
Lettre autographe signée « Emile Deschanel » à Victor Hugo
« À l’École normale » [Paris], 3 Xbre [décembre] 1839, 3 p. in-4°
Bris de cachet sans atteinte au texte, fentes au plis renforcées
Adresse autographe sur la quatrième page :
« Monsieur / Victor Hugo / Place Royale [aujourd’hui Place des Vosges], 6 / Paris »
Marque de compostage
Longue et magnifique lettre pleine d’admiration à Victor Hugo
« Un jeune professeur a osé faire allusion à un de vos ouvrages, sans vous nommer, bien entendu, et en rougissant légèrement de sa hardiesse. Oh ! que vous pouvez bien vous écrier avec Ovide : “barbarus hic ego sum quia non intellego ullu” »
Âgé de tout juste 20 ans, le jeune normalien dresse un portrait satirique de son « ventru et bouffi » professeur de littérature, faisant parallèlement l’éloge des poésies de son idole
« Monsieur,
Je vous demande pardon pour mon audace ; mais, comme enfin je désespère presque de vous voir, il faut bien que je vous écrive. Vous me lirez, quand vous aurez le temps : et vous ne me lirez pas du tout, si cela devait retarder le moins du monde la publication de votre désiré volume. [Hugo allait faire paraître son recueil Les Rayons et les ombres chez Delloye l’année suivante].
Je ne puis plus tenir à l’ennui, au dégoût ; j’aurais besoin de vous entendre parler, et long-temps, pour me relever le courage : et je ne peux, depuis votre retour, avoir le bonheur de vous rencontrer. [Le poète revenait tout juste d’un voyage sur le Rhin, entre Strasbourg et Cologne] Dans les courts instants de liberté qu’on nous accorde le dimanche, je me suis déjà présenté deux fois chez vous, vainement ! De sorte que, après avoir attendu avec impatience la fin de votre voyage, je suis à désirer maintenant qu’il durât encore, parce qu’au moins je saurais qu’il y a impossibilité de vous voir, et je n’entretiendrais pas une espérance de bonheur prochaine qui toujours avorte et toujours renaît, aussi inutilement !
Vous avez tant d’amis, Monsieur, et tant d’amis illustres, et même, hors du cercle de vos amis, tant d’admirations qui s’élèvent autour de vous, qu’au milieu de ce concert de louanges et d’amour, vous ne pouvez pas toujours, je le sens bien, distinguer la voix des petits et des faibles ; mais cela n’empêche pas qu’il ne vous admirent et ne vous aiment bien aussi. Ne les oubliez pas tout-à-fait […]
Songez, Monsieur, quel supplice doit être la vie de celui qui, pleine de jeunes rêves et de besoins élevés, est cloué à une table noire, pour faire des vers latins, et des vers latins d’après les vers français de Boileau, ou des thèmes grecs, avec esprits et accents, ou des dissertations triviales au-dessous des amplifications de rhétorique ; pour entendre un gros homme ventru, camard et bouffi de pédantisme […] qui prétend nous explique Plaute, et qui ne comprend pas les intentions comiques […] qui nous traduit ses saillies par des formes logiques, et nous donne la monnaie de chaque mot plaisant en grosses phrases bien lourdes, bien empâtées ; un homme qui tranche sur tout comme s’il avait toujours présents tous les passages de tous les auteurs latins de toutes les époques ; qui, lorsqu’il ne peut trouver à un mot une étymologie plus ou moins saugrenue, nous dit en gonflant ses joues : “Et bien ! Messieurs, je ne le sais pas !… et personne ne le sais !” Quel enseignent ! On nous rouille, au lieu de nous aiguiser. Et, dès qu’un élève met une sottise dans une des ses compositions, voilà mon gros homme qui crie “au romantique ! au galimatias !” c’est sa plaisanterie de prédilection – puis il déclame sur la poésie contemporaine, sans l’avoir lue, j’en suis bien sûr, et d’ailleurs incapable de la comprendre. Dernièrement, on lui a proposé de mettre en vers latins un morceau de Dante : il l’a lu très froidement, à moitié ; et, en rejetant le livre, il a dit : “Est-ce que vous trouvez ça beau ? Moi , je n’y vois pas grand intérêt, et même, à parler franchement, ça me paraît insipide.” Je ne mens pas d’un mot. Voilà l’ours mal léché qui nous enseigne !.. Ah! Monsieur !…
Les élèves, sans être pédants, n’ont pas non plus la vue bien longue, pour la plupart. Deux ou trois seulement, à qui je puis parler de vous, et qui vous comprennent ; plus, un néophyte, encore peu fervent, à qui j’ai fait convenir que La Prière pour tous [Les Feuilles d’automne, XXXVII] était belle ! […]
Un jeune professeur a osé faire allusion à un de vos ouvrages, sans vous nommer, bien entendu, et en rougissant légèrement de sa hardiesse. Oh ! que vous pouvez bien vous écrier avec Ovide : “barbarus hic ego sum quia non intellego ullu”¹ [Ovide, Les Tristes].
Je m’arrête, Monsieur, car j’ai déjà trop abusé de vos moments, mais cela m’a soulagé un peu de vous écrire cette millième partie de ce que j’ai sur le cœur : il me semble que je vous parle, et c’est bien bon ! mais vous n’êtes pas là pour me répondre, et je m’aperçois alors de l’insuffisance de cette consolation. Mon Dieu ! Quand donc pourrai-je vous rencontrer, et me nourrir de votre présence, de votre voix, de votre regard ?
Emile Deschanel
Lorsqu’enfin, un de ces dimanches, vous penserez pouvoir me consacrer un quart d’heure, si vous aviez la bonté de me prévenir la veille par un mot, un seul, indiquant l’heure !… – à l’École normale, rue St Jacques [emplacement historique de l’actuel 45, rue d’Ulm], ou chez ma mère, aux quinze-vingt – oh ! que vous me rendriez heureux ! »
Scolarisé au lycée Louis-le-Grand, où il côtoie Charles Baudelaire, Deschanel, étudiant brillant, entre en 1839 à l’École normale (devenue « supérieure » à partir de 1845). Il publie, en 1850, dans La Liberté de penser, les études « Catholicisme et socialisme », défendant plusieurs réformes d’inspiration socialiste, telles que l’instauration d’un crédit populaire ou encore un impôt progressif sur les successions. Ses prises de position lui valent d’être révoqué par le Conseil supérieur de l’instruction publique, qui le prive de ses fonctions à l’École normale et au lycée Louis-le-Grand. Selon Victor Hugo, cette sanction ne serait toutefois pas uniquement motivée par ses écrits, mais également par « sa fierté et son talent. »
Partisan des droits de l’homme, il se réjouit de l’avènement de la IIe République et s’oppose à Louis-Napoléon Bonaparte lors de l’élection présidentielle de 1848. Comme Hugo, il est contraint à l’exil en janvier 1852 et s’installe à Bruxelles. Il est mentionné par le poète dans Napoléon-le-Petit : « Êtes-vous un jeune et rare et généreux esprit comme Deschanel […] prêtez serment ou mourez de faim. »
1- « Barbarus hic ego sum quia non intellego ullu » que l’on pourrait traduire ainsi : Je suis ici un barbare parce qu’ils ne me comprennent pas. On se souvient que Rousseau l’utilisa comme épigraphe pour mettre en exergue deux de ses ouvrages : Dialogues et Discours sur les sciences et les arts.
Provenance :
Piasa, Paris, 5 mai 2010, n°353
Lettre inédite