JACOB, Max (1876-1944)
Lettre autographe signée « Max » à Armand Salacrou
St Benoit-le-pipi [sur-Loire], 13 août 1925, 4 pp. in-8°
« Quant à moi qui suis fumeur et paysagiste, je me fais parfois descendre dans les taillis des forêts de Fontainebleau sous prétexte de pisser »
Fiche descriptive
JACOB, Max (1876-1944)
Lettre autographe signée « Max » à Armand Salacrou
St Benoit-le-pipi [sur-Loire], 13 août 1925, 4 pp. in-8°
Petite tache sans gravité et légère déchirure en marge supérieure du second feuillet
Longue lettre loufoque et satirique, en partie inédite, du « pauvre » Max, reclus et désœuvré
« Saint-Benoît-le-pipi (Loiret), 13 août 1925.
Cher Armand,
Oui, voici enfin la possibilité de t’écrire, tu me donnes une adresse ! Je n’oublie pas celles que je possède de toi mais tu oublies que je ne possède pas la vraie. J’essaie donc de te faire parvenir ces tristes lignes : impossibilité absolue de travailler : arrivées d’autos, le signataire est emmené de force dans des résidences royales. 60 kilomètres à l’heure ! Puis quand il est bourré de viandes rouges et hors d’état de parler, il est couché dans des chambres d’amis sous prétexte de clair de lune. Il y a toujours un beau paysage dans les horreurs de la Beauce mais il est caché à tous ceux qui n’y ont pas une propriété. Voilà ma vie. La vie de château. Allons ! Allons à Chartres ! Ça va être très drôle ! On ne regardera même pas la cathédrale ! Allons à Paris coucher, on repartira demain matin à l’aube ! Je dis que les autoïstes sont atteints d’une vésanie spéciale, et encore inqualifiée : “Parbleu ! dit-on, quand on est dépassé, ils font de la vitesse ! Si je faisais de la vitesse !…” Et sur les trottoirs de gazon, les cochons de paysans vous crient à vous-mêmes : “Plus vite, donc, salauds !” Chaque autoïste prétend que les confrères “ne regardent jamais le paysage”. Nous, nous regardons le paysage, c’est pourquoi nous ne faisons pas de vitesse. C’est vrai qu’ils ne font pas de la vitesse quoi qu’en disent ces cochons de paysans mais il ne regardent pas non plus le paysage quand même ce serait la Chartreuse ou la place d’Italie.
Quant à moi qui suis fumeur et paysagiste, je me fais parfois descendre dans les taillis des forêts de Fontainebleau sous prétexte de pisser. Est-ce que c’est déjà la forêt de Fontainebleau [?] Y a longtemps qu’elle est dépassée ! Nous filons droit sur Saint-Germain-en-Laye. Et tout d’un coup, on voit “Vierzon : 1 km. 600 !!”. Sous prétexte que la route était mauvaise, on a pris une jolie route et on était dérouté en confiance ! J’ai donc connu Vierzon grâce au inadvertances d’un charmant garçon qui fait le désespoir de ses parents et qu’on m’a donné à convertir : c’est lui qui m’a converti à la paresse, à l’auto, à la vitesse (non ! Pas de vitesse !). J’ai refait avec lui un chemin parcouru jadis avec Jean Dub. [Dubuffet], à qui j’ai envoyé une carte : Congrégation du Cœur de MAXJ…, Archi confrérie où tu es chanoine, chers amis.
Bien entendu, ni roman, ni piété, ni copie d’aucune sorte, pas même celle des cartes postales. Ce que je m’ennuie !
M. Paul Claudel est de l’Archi confrérie du cœur de MXJ… Je m’ennuie.
Tu te rappelles Togores ? 36, rue de l’Abbé-Groult. Il pleure de joie parce qu’il a eu un enfant sur naturel.
Mes souvenirs très respectueux à ta madame Mère, à ma chère petite grande amie Lucienne et j’embrasse le bout de ton nez.
Max. »
[Puis il rajoute en marge :] « Inutile de te dire que je suis ravi que tu deviennes père, étant sûr que ceci fera du bien à ta littérature. Je prierai très sérieusement pour Lucienne. Lucine était la déesse des accouchements heureux.
M. Gabriel Guénolé me dit : “Alors souhaite-lui le bonjour aussi pour moi, ainsi qu’à son père.”
Conte de Poe sur l’auto : les bornes kilométriques augmentaient le chiffre de Vierzon au lieu de le diminuer. »
Ici s’illustre pleinement le mélange chez Max Jacob de fantaisie burlesque et de désarroi intérieur. Tournant en dérision la modernité automobile — « vésanie spéciale » — qu’il décrit comme une absurdité violente et déspiritualisée, arrachée au paysage, à la contemplation, au temps long. Le comique est incessant, nerveux, rythmé par l’hyperbole et l’association libre, mais il révèle en creux une fatigue profonde : « Ce que je m’ennuie », répète-t-il, dans un aveu brutal d’impuissance créatrice. Le poète exalte en contrepoint sa fidélité amicale et la fonction quasi spirituelle de l’écrivain. Sous le rire, affleure une posture de guide mystique, presque sacerdotale. Cette tension entre désordre comique, satire du monde moderne, et aspiration à la grâce intérieure est au cœur de leur correspondance : elle fait de Jacob une figure à la fois clownesque et initiatique, charnelle et visionnaire.
Provenance :
Coll. P.E.
Bibliographie :
Lettres aux Salacrou, Gallimard (1953), p. 118-121, n°LI (transcription incomplète et fautive par endroits)