ROSTAND, Edmond (1868-1918)
Lettre autographe signée « Edmond Rostand » au critique Émile Faguet
S.l.n.d., [c. 1903], 4 p. 1/2 petit in-4° à l’encre noire
« Vous avez remarqué combien on a facilement, depuis quelque temps, cherché dans les pièces en vers des ressemblances avec Cyrano… »
Fiche descriptive
ROSTAND, Edmond (1868-1918)
Lettre autographe signée « Edmond Rostand » au critique Émile Faguet
S.l.n.d., [c. 1903], 4 p. 1/2 petit in-4° à l’encre noire sur papier vergé
Filigrane : « Original India Mill »
Marques de pliures, légères fentes aux plis, infimes taches
Rostand ou l’art de la critique intransigeante
Le père de Cyrano livre une magistrale analyse théâtrale dans une très longue lettre adressée à son ami Émile Faguet
« Je trouve qu’il ne faut en théâtre prendre conseil de personne. Je n’ai jamais voulu croire personne. Quand on sent quelque chose, il faut s’entêter. »
Nous n’en restituons ici que quelques fragments
« J’ai donc lu, mon cher et admirable ami, j’ai lu, pour l’amour de vous, ce drame héroïque. Ne le dites pas ! car toujours je renvoie les manuscrits non déficelés. J’ai pour principe de ne jamais lire une pièce : que deviendrais-je si dans une œuvre inédite je découvrais un sujet que je voudrais traiter, quelle idée que j’avais eue ?
Quel juste est assez Dieu pour rendre la justice ?
Et je ne me sens pas le moins du monde infaillible en poésie dramatique. Le Grand Juge, dites-vous ? Je ne crois point à ces majuscules. Mais puisque vous me demandez de vous dire précisément mon avis, j’y vais tâcher, pour l’amour de vous à qui je ne saurais rien refuser.
Vous avez, il me semble, parfaitement raison de trouver du mérite à cet ouvrage, et de discerner chez ce jeune homme de grands dons. Il y a la vie, le mouvement, des pensées, de la noblesse, du pittoresque. Le caractère de La Tour d’Auvergne est largement brossé. Il peut, interprété par un comédien vigoureux, produire grand effet. La pièce est bien divisée, pas trop longue. Elle a flatté mes passions républicaines, et ma haine de tout ce qui ressemble à l’esprit émigré. Le dernier acte, bien mis en scène, pourrait être superbe. Le ton général, mais puisque vous me demandez de la précision, voulez-vous que je prenne la pièce acte par acte, en notant rapidement mes impressions ? Je parle en toute franchise, préférant être utile que complimenteur.
Prologue. Je n’aime pas. Première impression fâcheuse. […]
Acte I. – Dès le début, j’ai été rassuré. Le seul ton de la conversation entre le Chevrier et le vieux m’a fait dire : Ah, Faguet ne se trompe pas. Le vers devient brusquement plus aisé, moins vieux jeu. J’entends bien que la Révolution Française a passé par là, mais je crois inutile de faire parler aux personnages du prologue une langue plus noble. À moins de réussir tout à fait le contraste entre le langage que parle le mousquetaire noir, et le capitaine de grenadiers… – J’aime dans cet acte la façon dont parlent les soldats. L’auteur a la note populaire et cordiale. Il l’aura tout le temps. Don précieux. Bonne vulgarité truculente. Délicieuse trivialité (dans le vrai sens du mot) indispensable à toute belle œuvre de théâtre. La Tour commence à bien se silhouetter populairement, avec sa pipe et son chapeau. Jolies répliques héroïques. – Malheureusement voilà Lucrèce. Et voilà que par un hasard inouï Lucrèce rencontre à la fois au sommet des Alpes son ancien soupirant et son père ! On est obligé de sourire un peu ; c’est la poétique des mélos. C’est fâcheux. Un rien pourrait estomper ça. […]
Acte II. – Toujours bonne couleur soldatesque, et jolie rondeur héroïque. Trop longue scène entre les trois espagnols. Mais tout l’incident du tonneau amusant et bien mené ! Il faudra expliquer pourquoi le commandant espagnol ignore que le tonneau est vide, et comment La Tour le devine : ça n’est pas clair ! J’ai lu la scène à mes enfants pour voir si je me trompais : la scène a plu, mais la même question a jailli des quatre lèvres : pourquoi l’Espagnol ne sait-il pas que le tonneau est vide ? Toutes les scènes à faire y sont, l’accusation du Comité de Sûreté Publique, la révolte des braves grenadiers, l’intervention de l’émigré, l’arrivée de Carnot. Je n’aime pas la tirade de Flambard sur la particule. Un peu lourde. […]
Acte III. – Belles scènes. Noble situation. Je n’insiste pas. Vous savez ce qui est bien, ici. J’aime beaucoup les deux vieux amants, écoutant les deux jeunes, et Lucrèce régénérée par l’exemple de Fantine, et ayant avec La Tour une seconde scène d’amour, mais où, cette fois, elle sait être cornélienne. […]
Observations diverses […] Vous avez remarqué combien on a facilement, depuis quelque temps, cherché dans les pièces en vers des ressemblances avec Cyrano ou L’Aiglon. À tort ; c’était toujours à cause d’une vétille que l’auteur n’avait pas songé à enlever, et qui n’ajoutait rien. « Comme un cachet » « Comme un sachet » ces deux petits vers sont à peu près dans la Samaritaine ; il est inutile de les laisser. Vous voyez que je veux éviter à votre ami les critiques mêmes… qui pourraient m’être agréables.
D’une façon générale je trouve que quand le rythme du vers change, quand la rime s’entrecroise, il faut que le style et le lyrisme s’élèvent, et qu’on sente comme un coup d’aile : il m’a paru que les quelques petits changements de rythme qu’il y a dans la pièce n’étaient pas assez justifiés.
Enfin, je crois que toute la pièce gagnerait beaucoup si, tout simplement, l’auteur enlevait une trentaine de fois le mot France, et Français. Il y a des pages où ils reviennent trop, et où l’applaudissement semble trop forcé par ces rimes trop facilement émouvantes. Ah ! ce sont des mots qu’il faut employer le moins possible, avec une pudeur extrême ! Chaque acte ne devrait avoir qu’une fois le mot France, comme chaque régime n’a qu’un drapeau : et on se découvrirait plus volontiers. Le frisson serait bien plus grand. Ça j’en suis sûr, et que les trois couleurs ne doivent pas flotter au dessus de chaque rang. – Voilà.
Vous voyez, cher et admirable ami, que j’ai parlé le plus précisément que j’ai pu. Ne dites à votre jeune poète que ce que vous jugerez bon de lui dire. Je dois ajouter, et ceci peut rendre tous mes conseils inutiles, que je trouve qu’il ne faut en théâtre prendre conseil de personne. Je n’ai jamais voulu croire personne. Quand on sent quelque chose, il faut s’entêter.[…] Peut-être un peu plus d’effort dans l’exécution du vers, un peu plus d’art, seraient-ils utiles. Je trouve que ce sont les tirades qui fléchissent : tous les beaux vers sont dans des répliques. […]
Tout ceci encore une fois n’est que pour vous, car il faut surtout aller doucement dans la critique, et craindre de décourager un homme aussi bien doué. J’ai voulu vous prouver que j’avais lu avec soin ce que vous me demandez de lire, mais j’espère que vous ne communiquerez à mon jeune confrère que les choses qui peuvent l’exciter. Si vous trouvez une ou deux observations justes et qu’il est utile de les lui faire, faites-les lui comme de vous ; n’est-ce pas, vous me le promettez ? – On est si sensible, si incertain, si troublé à son âge ! Il faut aller doucement ! Sans compter que c’est peut-être lui qui a raison tout le temps ! Le théâtre est un tel mystère. […]
Je vous serre la main, et je suis votre admirateur et votre ami fervent.
Edmond Rostand
Ma femme vous envoie ses meilleurs souvenirs. Elle dévore la Revue Latine. Elle dit qu’il n’y a rien de plus amusant, et je suis de son avis. Vous êtes l’homme le plus original et le plus indépendant de la littérature française. »
L’art de la critique comme exercice de vérité
Dramaturge de génie, Rostand se révèle ici sous le jour d’un critique théâtral d’une lucidité et d’une franchise rares. Sans complaisance, il y déploie une analyse à la fois technique, poétique et historique, mêlant l’éloge du talent aux observations sévères sur les faiblesses de l’œuvre. Rostand y manifeste une double exigence : celle de l’artisan des mots, attentif à la prosodie, à la justesse des vers et à l’économie du style, et celle du metteur en scène, soucieux de la clarté, de la progression dramatique et de l’effet produit sur le spectateur. Il salue la maîtrise du jeune auteur, son sens de la réplique et son audace historique, tout en soulignant les écueils d’un prologue maladroit ou de scènes excessivement longues. Le père de Cyrano n’en garde pas moins sa générosité : il ne se contente pas de critiquer, il explique, suggère et, surtout, encourage. Sa lettre constitue ainsi une véritable leçon de théâtre, où la sévérité n’exclut jamais l’admiration pour le travail d’un pair.
Par sa précision et son ton direct, ce texte offre un éclairage unique sur les attentes du théâtre au tournant du XXᵉ siècle. Rostand y incarne l’idéal du critique-mentor, capable de guider un auteur vers l’excellence sans jamais étouffer sa voix.
Critique littéraire et écrivain, Émile Faguet (1847-1916) est reconnu pour ses contemporains pour ses nombreuses études des grands romanciers et essayistes français. Chroniqueur à la Revue latine, qu’il rédige presque entièrement, il est également journaliste à la Revue de Paris et la Revue encyclopédique.
On joint :
Enveloppe autographe du « jeune poète » (dont nous n’avons pu retrouver le nom), auteur de la pièce analysée ici par Rostand.
Provenance :
Succession du Dr Maurice Doutrebente