PROUST, Marcel (1871-1922)

Lettre autographe signée « Marcel Proust » à Marie Scheikévitch
S.l, 17 avril 1917, 4 pp. grand in-8°

« J’en suis revenu avec la nostalgie du Temps perdu… »

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Fiche descriptive

PROUST, Marcel (1871-1922)

Lettre autographe signée « Marcel Proust » à Marie Scheikévitch
S.l, 17 avril 1917, 4 pp. grand in-8°
Pneumatique, enveloppe autographe timbrée et oblitérée
Petites marques de trombone, ancienne trace de montage sur onglet, sans atteinte au texte

Proust revient nostalgique et transporté de sa visite chez son ami Walter Berry, puis s’inquiète pour Reynaldo Hahn, mobilisé au front


« Madame,
Avez-vous su que si je ne vous ai pas écrit, c’était que je voulais vous voir, profiter des heures sans crise.
J’ai essayé samedi, on a dû vous dire mon téléphonage, et hier soir, où on a rien dû vous dire puisqu’on n’a pas répondu.
Je suis allé un instant chez M. Walter Berry.
C’était la première fois, j’en suis revenu avec la nostalgie du Temps perdu, des époques lointaines, et aussi du temps perdu dans mon lit ou ailleurs quand on pourrait aller aux indes ou seulement en Italie. Je ne puis oublier ni sa baigneuse indienne ni sa Chinoise aux longues paupières abaissées.
Je rentre aussi fort souffrant, dans la grêle et la pluie. Et il me semble bien peu probable que d’ici jeudi je puisse retrouver q[uel]q[ues] forces, et si, par miracle, elles me revenaient,
me dégager d’une promesse.
Je vous ai envoyé l’autre jour une lettre qu’il m’a été assez doux de voir adresser à vous chez moi, bien que cela signifie seulement que l’expéditeur ne savait plus votre numéro rue de Fourcoy, et bien que vous ne soyiez [sic] plus tout à fait la même avec moi comme je vous l’ai écrit il y a quelques temps, avec, pour réponse, un silence, qui signifiait, je pense, que vous le saviez en effet, – quant à la lettre, l’expéditeur, j’ai reconnu son écriture, c’est Reynaldo. J’espère qu’elle vous disait que tout était expliqué et qu’il va bien. Il y a bien longtemps que je n’ai de ses nouvelles par lui, mes yeux m’empêchent de lui écrire. Mais je sais bien que son Etat-Major vient d’être soumis au bombardement le plus terrible et le plus prolongé et son général a été blessé.
Votre respectueux et reconnaissant
Marcel Proust »


Walter Berry (1959-1927) avait peu de temps auparavant invité Proust à venir voir ses admirables collections de livres, peintures et objets d’art. Diplomate et juriste américain, Berry était Président de la Chambre de commerce américaine. Il semble que Proust lui ait voué une grande amitié (rien de plus, sans doute, vu l’âge de Berry). C’est d’ailleurs à son ami américain que Proust va dédier, avec son accord, Pastiches et mélanges, publié en 1919.
Principal compagnon de Marcel Proust, le compositeur et chef d’orchestre Reynaldo Hahn (1874-1947) fut mobilisé dès les premières heures de la Grande Guerre, le 2 août 1914. Combattant en Argonne en 1914, à Vauquois en 1915 et 1916, il est promu caporal le 17 avril 1917, le jour même où cette lettre fut écrite. Il reçoit au titre de ces services une citation élogieuse qui souligne « son insouciance du danger et son entrain » et rapporte qu’il a « mérité en outre la reconnaissance du 31e en glorifiant dans la musique qu’il a composée les morts du régiment »

Une intime de Proust ayant joué de ses relations pour la parution du premier volume de La Recherche :

Marie Scheikévitch (1882-1964) est la fille d’un riche magistrat russe et collectionneur d’art installé en France en 1896. George D. Painter la dépeint comme « une des maîtresses de maison les plus intelligentes et les plus en vue de la nouvelle génération ». Protectrice d’artistes et d’écrivains, elle fréquente les salons puis fonde le sien. Elle est l’amie de Jean Cocteau, Anna de Noailles, Reynaldo Hahn, de la famille Arman de Caillavet, et bien d’autres encore.
Un sentiment d’une qualité toute singulière unissait Marcel Proust à Marie Scheikévitch. Bien qu’ils se soient croisés brièvement en 1905 dans le salon de Mme Lemaire, c’est en 1912 qu’ils font réellement connaissance. Il s’en suivit une correspondance qui dura jusqu’à la mort de l’écrivain en 1922. Se voyant « presque tous les jours » comme elle le dira plus tard (les amis s’écrivant d’autant moins qu’ils se voient davantage), on ne connaît que 28 lettres de Proust à elle adressées.
Elle lui ouvre les portes de son salon, fréquenté par tout ce que Paris comptait d’illustres personnalités dans les lettres et les arts, si bien qu’il lui rendra hommage dans Sodome et Gomorrhe sous le voile de Mme Timoléon d’Amoncourt, « petite femme charmante, d’un esprit, comme sa beauté, si ravissant, qu’un seul des deux eût réussi à plaire ».
Fervente admiratrice de l’écrivain, elle se dépense beaucoup au moment de la publication du premier volume de La Recherche, s’ingéniant à mettre Proust en relation avec les personnalités parisiennes qu’elle juge les plus capables de l’aider. C’est elle qui le recommande à son amant Adrien Hébrard, l’influent directeur du journal Le Temps, pour lui obtenir la fameuse interview du 12 novembre 1913 par Élie-Joseph Bois, à la veille de la publication de Swann. C’est le premier article d’envergure publié dans la grande presse et consacré à La Recherche. Pour l’en remercier, Proust lui adressera une dédicace capitale (récemment acquis par la BnF) lors de la publication de Swann.

Bibliographie :
Lettres à Madame Scheikévitch (1928), pp. 69-70
Correspondance, Kolb, t. XVI, n°44
Marcel Proust II – Biographie, Jean-Yves Tadié, Folio, pp. 522-523, 576