[CHAR] ARAGON, Louis (1897-1982)

Lettre autographe signée « Aragon » (minute), à René Char
[Paris, 10 août 1946], 1 p. 1/2 in-4°

« Je n’admets pas qu’on me fasse la leçon, j’admets encore moins qu’on prétende la faire à Esla. Et le ton olympien de ta lettre me prouve que s’il en est qui se perdent, ce n’est qu’à l’image des coups de pied au cul »

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Fiche descriptive

[CHAR] ARAGON, Louis (1897-1982)

Lettre autographe signée « Aragon » (minute), à René Char
[Paris, 10 août 1946], 1 p. 1/2 in-4°
Petit manque à l’angle supérieur droit sans atteinte au texte, traces de pliures, marges gauche et inférieure légèrement effrangées

Lettre acerbe de Louis Aragon à René Char, énumérant ses griefs en six points


« Mon cher Char –
1°/ nous n’avons jamais reçu de lettre de toi
2°/ je ne sais si tu as mêlé à cette affaire l’histoire de l’année dernière pour calmer l’irritation d’Elsa et si cela s’est montré efficace ; mais, auprès de moi qui n’ai pas acquis, dans la résistance ou ailleurs, ton sens de la sérénité, ton sens commode de la sérénité, tu ne pouvais pas sereinement qu’ajouter cette singulière excuse au fait de nous laisser tomber avec désinvolture (c’est-à-dire, sans donner trouver le temps d’un coup de téléphone), ait pu me mettre, oh, sans dramatiser comme tu dis, d’une excellente humeur ?
3°/ Sur ce point : je n’ai pas pu répondre l’an dernier à ta lettre, parce qu’elle contenait une demande absurde, sur laquelle je ne savais même pas comment m’expliquer avec qui la formulait. Elle s’adressait non à moi, mais à un communiste, prié comme tel de faire une chose qui est contraire aux règles élémentaires, de se mêler de ce qui ne le regarde pas ; et j’avoue qu’une certaine affection pour toi, pas tout à fait effacée, m’a retenu de t’écrire ce que je pouvais seulement t’écrire, l’abîme d’erreur et d’indigence sur le rapport possible mesurant l’abîme d’ignorance devant moi, les interprétations possibles de toute lettre, préjudiciables non à moi ; j’ai préféré ne pas t’écrire. Il est bien inutile d’invoquer ici et tant pis si cela me coûte aujourd’hui Ceci dit, j’apprécie de loin que tu prennes de l’intérêt du Parti l’intérêt du Parti
Tu n’es pas juge de ma façon de le servir. Et ceci dit, ne dramatisons rien : de ma présence ou de mon absence il ne dépendait pas qu’il y ait ou non mort d’homme. Le faire résonner, en parallèle avec notre malheureuse petite affaire, est assez déloyal.
4°/ Bien entendu, tu n’étais pas obligé par quelques mots dits à dîner, qui nous avaient simplement (des gens très fatigués, pas jeunes, et n’ayant pas spécialement à payer à cette occasion tel ou tel pêché) amenés à bouleverser nos projets de repos, l’emploi du pauvre temps comme volé qui s’appelle nos vacances – tu n’étais pas obligé à disposer de ton temps à toi en fonction de nous. Mais enfin, cela valait un coup de téléphone. Rien d’autre. Sans dramatiser. Et tout ce que je savais de toi, d’il y a quinze ans comme de plus récentes lectures me mettait à mille lieux de te croire capable de muflerie.
5°/ Tu m’épargneras de mêler à tout cela Mme Char, qui ne peut de tout ceci juger que par toi.
6/° Je n’admets pas qu’on me fasse la leçon, j’admets encore moins qu’on prétende la faire à Esla. Et le ton olympien de ta lettre me prouve que s’il en est qui se perdent, ce n’est qu’à l’image des coups de pied au cul.

Aragon 

6 r. Victorien Sardou XVIe »


Le couple Aragon-Triolet entreprend un voyage en Provence en août 1946. L’écrivaine avait le projet d’un roman sur la Résistance et Char, qui avait eu d’importantes responsabilités régionales dans le maquis, avait visiblement accepté de lui donner certains renseignements ou contacts dans sa région. Elsa et Aragon font le déplacement à L’Isle-sur-la-Sorgue, mais Char leur fait faux-bond, retenu par la préparation d’un projet de film (Le Soleil des eaux) ; il les prévient par un message de sa femme qui arrive apparemment trop tard. D’où la remontrance d’Aragon sur la “muflerie” de Char, et sa volonté de défendre Elsa, qui avait de son côté envoyé à Char une lettre furieuse. Bref, une banale et fâcheuse histoire de rendez-vous manqué, de malentendu et de susceptibilité froissée.

Dans le rejet d’Aragon, on note les divergences politiques des deux écrivains : Char, qui a été chef de maquis pendant la Résistance, s’est employé à soutenir et à aider ses anciens compagnons après la Libération. Pour cela, comme il l’a fait toute sa vie, il sollicite des amis et des relations qui pourraient leur apporter une aide ou une recommandation. Il s’agit d’un devoir d’amitié, de solidarité après l’épreuve. Le fait que Char s’adresse au communiste Aragon, cela incite ce dernier à refuser la demande de Char, justement au nom du Parti. Il lui signifie d’une part que le Parti a ses règles, et que d’autre part il n’a pas à juger de la façon dont Aragon « sert les intérêts du Parti ». Aragon se soumet aux directives du parti alors que Char a toujours parlé en son nom propre.

Dans une lettre du 9 août 1946 à Aragon, Char explique les causes de son départ précipité de L’Isle -ur-la-Sorgue : « Je t’ai écrit et fait déposer une lettre à votre domicile […] je vais donc te répéter et transcrire les adresses de camarades qualifiés dans le Vaucluse pour fournir à Elsa des faits de Résistance dignes de son livre en préparation »
Triolet renchérit dans une lettre également en date du 9 août : « Je me demande ce que nous avons fait, Louis et moi, pour mériter un pareil manque d’égards »
Char finit par répondre à la lettre, le lendemain 11 août : « Mon cher offensé, je t’accuse réception de ta petite crise. Quant au coup de clairon final tu me permettras simplement de trouver déplacé et obscène le rapprochement fanfaron de mon cul et de ton pied […]. Je te juge bêtement dangereux parce que pas encore adulte mais follement persécuté »

Bibliographie :
René Char – Laurent Greilsamer, Tempus, 2012

Provenance :
Archives Louis Aragon