ARTAUD, Antonin (1896-1948)

Lettre autographe signée « Antonin Artaud » à Adrienne Monnier
Hôpital psychiatrique de Ville-Evrard, 4 mars 1939, 2 p. in-4° avec enveloppe

« Cette histoire des sosies est vieille comme les siècles, et tous les grands personnages à travers l’histoire se sont trouvés des doubles réels »

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Fiche descriptive

ARTAUD, Antonin (1896-1948)

Lettre autographe signée « Antonin Artaud » à Adrienne Monnier
Hôpital psychiatrique de Ville-Evrard, 4 mars 1939, 2 p. in-4° avec enveloppe
Petites taches, traces de pliures d’époque

Délirante et célèbre lettre du poète, souvent reproduite et longtemps restée le seul texte connu d’Artaud pour la période 1938-1942


« Melle ADRIENNE MONNIER
Les amis des livres
7 rue de l’Odéon 7
Paris

Asile de Ville-Evrard, 4 mars 1939

ADRIENNE MONNIER

Le Livre de Monelle

Ma chère Adrienne,
Je n’ai pas encore eu le temps de répondre à ta dernière lettre. Et quand je dis le temps, je veux dire que je ne me suis pas trouvé jusqu’ici en humeur de le faire car il m’est arrivé entre temps un avatar des plus désagréables, et j’ai été transféré de Sainte-Anne à Ville-Evrard avec quelque chose de plus que de la brusquerie. Mais depuis je me suis ressaisi et je te réponds. –
– Oui, cette histoire des sosies est vieille comme les siècles, et tous les grands personnages à travers l’histoire se sont trouvés des doubles réels, qu’ils leur ressemblassent physiquement ou non, et qui jouaient leur rôle à leur place, pour le commun du peuple, et seuls les Initiés connaissaient le personnage réel. Tout cela, pour les non-Initiés qui ne savent pas que la vie est entièrement truquée, tient du roman et de la fable. C’est ainsi que j’ai entendu dire chez les Initiés cette énormité incroyable que ce n’est pas le véritable Nicolas II qui aurait été assassiné à Ekaterinenburg par les Bolcheviks et que le Tzarévitch serait encore vivant. C’est ainsi qu’on alimente les rêves des concierges. Mais pour qui sait que la vie est entièrement truquée par les Initiés, celui-là trouvera que les concierges n’ont pas tort. Et d’ailleurs les concierges ne pensent ce qu’ils pensent que parce qu’ils voient tout ce qu’ils voient ; Et n’est pas concierge qui veut !
C’est ainsi que tous les Initiés savent que Von Ribbentrop, le ministre des Affaires étrangères d’Allemagne a été assassiné à Paris dans la nuit du 7 au 8 décembre 1938 et Mr Edouard Daladier est le seul à ne pas le savoir. Et c’est un sosie de lui qui a pris son nom et qui s’est fait réexpédier en vitesse de Varsovie à Berlin par R. Beck, lors de son voyage en Pologne. – Tu n’avais pas besoin de me confirmer le fait. Il y a longtemps que je suis au courant de cette histoire, que tout le monde connaît d’ailleurs mais que personne n’a eu le droit de dire, paraît-il, sous peine de se voir exécuter par la police des Initiés. La puissance du papier imprimé est très forte, je suis de ton avis et celle des Initiés sur l’esprit du grand public est aussi très forte pour qu’on ait réussi à cacher un fait aussi énorme que l’« exécution »  à Paris du ministre des Affaires étrangères d’Allemagne, et pour qu’on ait réussi à accréditer ce mensonge que l’homme de paille payé par les Initiés, qui le remplace, est ce Von Ribbentrop qui a signé la Déclaration franco-allemande du Quai d’Orsay. –
D’ailleurs toute l’histoire du monde est ainsi. Beaucoup des grands évènements du monde n’ont pas été provoqués par ceux à qui l’histoire les attribue. Ni Joffre ni Gallieni n’ont gagné la bataille de la Marne, mais de Langle de Cary y fut pour beaucoup. Et dans le domaine de la création littéraire, artistique ou philosophique c’est encore pire. J.S. Bach n’est pas l’auteur des œuvres qui lui sont attribuées. Il les vola à un autre et les signa de son nom. Les œuvres signées J.S. Bach sont d’un caractère musical unique en occident et l’ont sait d’ailleurs qui les a faites, mais les Initiés ont jeté l’interdit sur le nom de leur inouï créateur. De même le mystère Shakespeare est une histoire d’Initiés. Et tu sais pourquoi et comment. De même la fameuse « Guerre des Deux Roses » qui fut ignorée de ses contemporains. Et les envoûtements en oubli ne furent pas pour rien dans cette ignorance stupéfiante. –
Maintenant toi qui est une grammairienne et une linguiste consommée explique-moi donc le sens psychologique exact de l’expression suivante : « J’AI LA TÊTE PRÈS DU BONNET » car à y réfléchir ce n’est pas si simple que cela. Et pourquoi ne dirait-on pas aussi : « j’ai le cœur près du bonnet », puisque pour certaines sectes occultes, c’est le cœur qui tient lieu de tête, et la tête n’existe pas. – Voir artère coronale. En ce qui me concerne moi le cœur pour le peu qu’il m’en reste est certainement près du bonnet, car sans lui il aurait sauté.
Certains Mayas à Mexico m’ont parlé de l’artère coronale dans la tradition des Mayas du Yucatan, telle qu’elle a été recueillie par les Mayas Quichés. Et à ce propos qu’a-t-on fait de mon livre : Le Voyage au Pays des Tarahumaras. Les Tarahumaras sont au nord et les Mayas au sud, c’est entendu, mais c’est le Mexique et j’ai écrit un livre sur le Mexique, on l’a publié et je n’ai même pas vu l’édition. Ça fait le 4eme qu’on m’escamote. Si vous croyez que ça peut continuer, vous vous trompez, ÇA NE PEUT PLUS. –
Les choses sont allées trop loin et il va falloir renverser les choses et cela Monelle est ce que vous avez vu ;
Tu as raison, toutes les déesses de l’antiquité étaient des menteuses, par exemple Bogaïlla mais elles mentent mal et leurs mensonges ne les mèneront pas loin car elles ont fini par se cocufier elles-mêmes, et elles sont toutes actuellement en pleine déperdition. Et c’est le noyau même chez chacune d’elles qui est irrémédiablement gangrenée. Tout cela est une passe pour rien.
Une création à recommencer.
Antonin Artaud.

[Il rajoute en marge de la première page]
Je n’ai pas d’argent et pas de timbres pour mes lettres, en général Et mes Editeurs me doivent beaucoup d’argent !

[Il rajoute en marge de la deuxième page]
ET CE SERA LA PREMIÈRE FOIS DANS LA RONDE DE TOUS LES MONDES QU’UN ÊTRE À L’ÉTAT INCARNE AURA GAGNE LES VÉRITÉS DERNIÈRES. »


Artaud a été sujet à d’intenses douleurs physiques attribuées à une syphilis héréditaire contre lesquelles il a lutté pendant une grande partie de sa vie, douleurs qu’il palliait avec des médicaments et drogues. Il a passé ses dernières années interné dans différents hôpitaux psychiatriques. Le 22 février 1939, le docteur Longuet, au centre psychiatrique de Sainte-Anne, écrit : « Syndrome délirant de structure paranoïde, idées actives de persécution, d’empoisonnement, dédoublement de la personnalité. Excitation psychique par intervalle. Toxicomanie ancienne. Peut être transféré. »  Dans la foulée, l’écrivain rejoint l’hôpital de Ville-Evrard, où il restera un peu moins de quatre ans, sans  recevoir le moindre traitement, son état étant considéré incurable.

Il écrit de nombreuses lettres durant cette période. La deuxième est adressée à Adrienne Monier, écrivaine et éditrice, le 4 mars, soit à peine trois jours après son arrivée. Cette missive écrite à chaud évoque les « Initiés » et « non-Initiés ». Aux yeux de sa correspondante, Artaud transforme ce que les psychiatres nomment « accès de délire » en une véritable richesse imaginative.

« Tous les grands personnages à travers l’histoire se sont trouvés des doubles réels (…) et seuls les Initiés connaissent le personnage réel »
Dans cette lettre, Artaud, en proie à des délires paranoïaques, envisage deux mondes parallèles qui se superposent, l’un étant celui des « Initiés » et l’autre celui des « non-Initiés ». Le second est une vie « complètement truquée » par les « Initiés », une copie factice et manipulée, quand le premier est la réalité stricto sensu. Par « Initiés », il faut comprendre ceux tirant les ficelles d’un complot visant à persécuter l’écrivain. Cela prend d’autant plus sens quand on sait qu’il conçoit la folie comme une invention de la société destinée à exclure ses détracteurs.

« Un illuminé révolutionnaire » (docteur Chanès)
La lecture parallèle de la lettre d’Artaud avec le « Certificat de quinzaine du 14 mars 1939 » du docteur Chanès nous donne une clé de compréhension intéressante en ce que nous avons une interprétation supposément rationnelle, pour ainsi dire, des propos littéralement délirants de l’écrivain. Ainsi lisons-nous dans ce certificat que les « Initiés » sont effectivement « les gens au pouvoir, à la tête de la politique, de la police, de l’administration, etc. », avec le diagnostic qu’Artaud est « un poète qui a voulu réaliser sa conception révolutionnaire du monde. »

En commentaire de cette lettre, publiée dès avril 1939 dans La Gazette des amis des livres (n° 6-7), Adrienne Monnier révélera : « C’est la première fois de ma vie que je reçois une lettre d’Antonin Artaud. J’étais bien sûre de ne lui avoir, personnellement, jamais écrit. Mais après avoir lu tout ce qu’il raconte, je me demande avec inquiétude si mon double n’a pas fait des siennes… et si les choses n’ont pas été diablement loin, puisque nous en sommes à nous tutoyer. »

« Il va falloir renverser les choses et cela Monelle est ce que vous avez vu »
Écrivain et traducteur, Marcel Schwob (1867-1905) publie Le Livre de Monelle en 1894. L’ouvrage devient rapidement un incontournable, et même une sorte de bible officieuse et pour les symbolistes et pour les surréalistes. Durant l’entre-deux-guerres, il s’avère un véritable manifeste anarcho-mystique, l’objet d’un quasi-culte. Ainsi, Schwob inspire Artaud dans l’écriture de L’ombilic des limbes (1925) et sa première participation à La Révolution surréaliste, revue fondée en 1924 par Aragon et Breton, entre autres. Artaud et Schwob se rejoignent sur l’inversion des valeurs religieuses, célébrant l’apothéose de l’infamie allégorisée sous les traits d’un Antéchrist. Tel est le retournement qui s’opère dans Héliogabale ou l’anarchiste couronné (1934). On retient aussi des deux écrivains la recherche perpétuelle d’une certaine dramaturgie, Schwob ne manquant pas de rappeler à son lectorat qu’il est « comme au théâtre ».

Références :
La Gazette des amis des livres (n° 6-7), p. 104-106

Provenance :
A. Monnier, coll. Labarthe

On joint :
L’édition originale de La Gazette des amis des livres, n° 6-7 (avril 1939) où figure la transcription de la présente lettre