ARTAUD, Antonin (1896-1948)

Lettre autographe signée trois fois au Président du Conseil Édouard Daladier
Paris [Hôpital Sainte-Anne], 6 décembre 1938, 2 p. ½ in-4, au crayon

« Ma sortie m’aurait été accordée depuis longtemps sans les pressantes interventions d’un certain nombre de personnes appartenant à une secte d’initiés que j’accuse d’avoir provoqué mon internement et cherche à me faire empoisonner »

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Fiche descriptive

ARTAUD, Antonin (1896-1948)

Lettre autographe signée deux fois « Antonin Artaud » et une fois « A-A » au Président du Conseil Édouard Daladier
Paris [Hôpital Sainte-Anne], 6 décembre 1938, 2 p. ½ in-4, au crayon
Trace de pliure d’époque

Lettre de protestation paranoïaque et hallucinée
Artaud dénonce fermement son internement puis explique l’injustice dont il se sent victime. Dans un accès de fierté et afin de justifier son propos il dresse ensuite la liste de ses œuvres les plus significatives. Il explique ensuite être persécuté par des personnalités qu’il qualifie d’initiés puis théorise sur des évènements dramatiques survenus quelques mois en arrière.
Il finit sa lettre en reniant brutalement sa mère, Euphrasie Artaud.


« Mr le Président du Conseil
Après la séance de présentations de « malades » qui a eu lieu dimanche dernier à l’institut Fournier
[qui jouxte l’hôpital Sainte-Anne], et où, sous l’instigation du Dr Lévy-Valensi j’ai pu exposer mon cas, et porter mes accusations devant 500 étudiants ou docteurs de la faculté de médecine de Paris, je pense que la prolongation de mon internement apparaitra à tous et vous apparaitra comme un déni de justice manifesté, et que vous voudrez bien donner des ordres afin de le faire immédiatement cesser.
Au crime de l’internement d’un écrivain notoire et que de l’aveu même de tous les docteurs qui l’ont examiné ne présentait aucun signe d’aliénation on a ajouté celui de chercher à l’empoisonner. J’ai patienté jusqu’ici dans un intérêt de pacification générale et parce que j’espérais que la vérité apparaîtrait enfin. Dimanche dernier elle est apparue de façon éclatante au vu et au su de tous : L’auteur de la Correspondance avec Rivière, l’Ombilic des limbes, de l’Art et la mort, du Pèse Nerfs, d’Héliogabale où l’Anarchiste couronné, du Théâtre et son double, et enfin et surtout des « Nouvelles Révélation de l’être », n’était pas un malade, c’était une victime, et, je vous en prie, qu’on en finisse une fois pour toutes avec l’absurde comédie administrative qui consiste à exiger qu’un malade soit réclamé, pour qu’on se décide à le sortir. Je suis assez connu et j’ai assez d’argent pour sortir sans qu’on m’impose plus longtemps les brimades des règlements qui ne doivent plus jouer pour un homme dans ma situation. Et qui doivent jouer d’autant moins que cet internement est arbitraire :
Je sais que vous êtes depuis longtemps éclairci sur mon cas, et que ma sortie m’aurait été accordée depuis longtemps sans les pressantes interventions d’un certain nombre de personnes appartenant à une secte d’initiés que j’accuse d’avoir provoqué mon internement et cherche à me faire empoisonner et au premier rang desquelles [sic] je range la Princesse d’Elchingen, Pierre Laval, André Tardieu et même Pierre Etienne Flandin, sans compter d’autres personnes moins haut placées politiquement mais qui n’en ont pas pour cela moins d’importance socialement parlant, telles que Louis Louis-Dreyfus, Raymond Bernard, Marcel l’Herbier, Germaine Meyer de la Banque Hypothécaire, Mary Marquet, José[e] Laval etc. etc.
Sans les manœuvres occultes de cette secte on ne peut comprendre les dessous de la vie politique actuelle et ne pas vouloir reconnaitre l’importance des initiés c’est se priver volontairement d’un moyen d’y voir clair dans les affaires du gouvernement. L’incendie de Marseille [incendie des Nouvelles Galerie, sur la Canebière, survenu le 28 octobre 1938 et ayant causé la mort de 73 personnes] où a trempé Paul [Simon, sic] Sabiani a été provoqué par les initiés comme la catastrophe de Lagny en 1934 [accident ferroviaire survenu le 23 décembre 1933 ayant provoqué la mort de 14 personnes et 300 blessés], comme les grèves de ces journées et l’assassinat de Vam Rath [diplomate allemand, mort assassiné à Paris le 9 novembre 1938 – son assassinat par un juif polonais servi de prétexte à l’Allemagne nazi pour déclencher la « nuit de Cristal »] a été en partie voulu, dirigé et provoqué occultement. Les initiés ont leurs émissaires un peu partout. La sûreté générale en est injectée et l‘un des principaux chefs de la Sureté qui porte le n° 0 à la Sûreté Générale est un certain M. Messeria ou Messerier qui pour tout le monde est un docteur dentiste très connu mais qui est en réalité un initié comme Pierre Laval, comme Tardieu et même comme Camille Chautemps. Tous ces gens-là n’auraient garde de révéler leur filiation occulte et ils sont arrivés pendant des années à cacher leur jeu et à dissimuler leur véritable identité. C’est parce que j’en sais trop long sur leur répugnantes manœuvres et parce qu’ils m’ont toujours considéré comme un gêneur au temps où j’étais celui que les journaux appelaient Saint Artaud, qu’ont cherché à se débarrasser de moi et qu’ils vous pressent maintenant de maintenir un internement que rien n’a jamais justifié. Je vous signale en passant que Von Ribbentrop, le ministre des Affaires Étrangères d’Allemagne et un initié, comme F. Sieburg l’auteur de Dieu est-il Français, où l’on raconte la vie de Saint Artaud. Je pourrais vous en dire long sur toutes sortes de manœuvres politiques occultes et vous révéler pourquoi la Banque Louis Louis-Dreyfus garde si jalousement un argent qui ne lui appartient pas. Vous devez voir par tout cela qu’il est temps d’en finir avec cette dictature occulte et je vous prie instamment de donner des ordres afin qu’on me fasse sortir d’ici au plus tôt, n’en déplaise à certaines personnes, du monde politique principalement.
Confiant en votre esprit de justice et en votre respect du droit et de la liberté des gens je vous prie de me croire très fidèlement vôtre.
Antonin Artaud
Antonin Artaud
PS : Léon Daudet, Robert Poulet, André Gide, P. Hardion du Quai d’Orsay, pourront me réclamer s’ils ne m’ont pas encore renié.
Je m’excuse encore de vous demander de vouloir bien faire cesser les manœuvres d’un certain nombre d’agents de la sûreté révoqués, au premier rang desquelles il faut placer un certain C. Bayard, et qui cherchent par tous les moyens à m’imposer d’être réclamé par une certaine Euphrasie Artaud que je n’ai jamais reconnu pour ma mère et avec qui j’ai brisé toute espèce de rapports depuis presque 2 ans. Les agents sont des émissaires de Pierre Laval, de la Princesse d’Elchingen ou d’autres initiés appartiennent à cette partie de la police qui prend ses mots d’ordre ailleurs que chez vous.
Ce sont les principaux complices d’une espèce de complot qui consiste à empêcher les véritables nouvelles de l’extérieur de venir jusqu’à moi, à me faire croire que je me trompe sur les évènements de ma vie passée et que mes véritables souvenirs sont faux et aussi à me priver d’argent. J’ai reçu 30 frs en 15 mois alors que mes éditeurs me doivent plus de 200 000 frs.
A.A
En vous remerciant et avec mes excuses »


Après plusieurs dérives et troubles à l’ordre publique consécutifs, entre autres, à son excès de drogues, Artaud est déclaré dangereux puis interné en hôpital psychiatrique (asile des Quatre-Mares) dès la fin de l’année 1837. Il est ensuite admis au centre psychiatrique de Sainte-Anne où il reste onze mois. Il est alors diagnostiqué par le docteur Nodet de « mégalomane syncrétique : part en Irlande avec la canne de Confucius et la canne de St Patrick. Mémoire parfois rebelle. Toxicomanie depuis 5 ans (héroïne, cocaïne, laudanum). Prétentions littéraires peut-être justifiées dans la limite où le délire peut servir d’inspiration. À maintenir »
Constamment sous l’emprise de drogues, sous-alimenté, l’inventeur du «Théâtre de la cruauté» se découvre également de nombreux ennemis, proches ou imaginaires. Il les surnomme alors les « Initiés ». Il en ressortira les « lettres-sort », émaillée de brûlures de cigarettes et de signes ésotériques. Artaud espère alors, par ces lettres, pouvoir « jeter un sort » à ses ennemis.
« L’homme-théâtre » admiré pour son approche révolutionnaire de la mise en scène entame une phase d’internement difficile qui se prolongera jusqu’au 22 janvier 1943, date à laquelle son ami Robert Desnos obtient son transfert pour Rodez.

Artaud refusera toute visite, y compris celle de sa famille.

Cette lettre, restée inédite jusqu’en 2015, fut retenue par l’administration psychiatrique, anciennement dans le dossier de Sainte-Anne.

Réf : Antonin Artaud, Lettres 1937-1943, Gallimard, Lettre n°35 (p. 102 à 105)