BAUDELAIRE, Charles (1821-1867)

Lettre autographe signée « C.B. » à sa mère, Madame Aupick
[Bruxelles], « Lundi 13 novembre 1865 », 4 p. in-8°

« Je me sens oublié. Je suis triste. Je ne suis plus bon à rien. Je m’ennuie mortellement »

EUR 17.000,-
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Fiche descriptive

BAUDELAIRE, Charles (1821-1867)

Lettre autographe signée « C.B. » à sa mère, Madame Aupick
[Bruxelles], « Lundi 13 novembre 1865 », 4 p. in-8° d’une écriture serrée, à l’encre noire sur bifeuillet
Ancienne et discrète trace d’onglet en marge gauche de la quatrième page

Ambitions éditoriales malheureuses et confidences obscures à sa mère, quelques mois seulement avant sa terrible attaque

Provenant des collections Godoy et Martin


« Ma bonne petite mère,
Je ne puis que te répéter les informations que je t’ai données déjà.
-Du 15 juillet au 12 août, M. Julien Lemer a eu plusieurs pourparlers avec MM. Garnier pour mes cinq volumes
[Les Fleurs du mal, Petits poèmes en prose, Les Paradis artificiels et deux volumes de critiques]. Le sixième (Belgique) est exclu du marché.
-Le 12 août M. Hippolyte Garnier (qui est le directeur de la librairie) est parti pour ses voyages annuels. Il est rentré à Paris le 25 octobre. – Je n’ai d’ailleurs aucune nouvelle. Je sais seulement, et c’est un signe important, que M. Garnier est allé consulter Sainte-Beuve, mais que son frère Auguste est contre moi.
Et si l’affaire ne se fait pas ? dis-tu. Pourquoi ne pas me dire qu’aucun livre de moi ne se vendra plus jamais ?
Seulement, je me sens oublié. Je suis triste. Je ne suis plus bon à rien. Je m’ennuie mortellement. Je crois que cette affaire se fera, mais ma grande crainte est de devoir alors les 4  ici les 4 000 francs que les frères Garnier auront à me compter ; ces 4 000 francs que je voulais consacrer à payer des dettes françaises.
Certainement, le livre sur la Belgique
[son pamphlet La Belgique déshabillée, dont les premiers extraits furent publiés à titre posthume en 1887] est très avancé. Il manque peu de choses ; mais la privation totale d’argent m’empêche de le finir. Je devrais consacrer mon temps mon loisir forcé à retoucher le plus possible mes poèmes en prose, Mes contemporains ; ce serait toujours du temps gagné ; car il faudra bien le faire plus tard. Mais je n’ai plus de cœur à rien. Il y a quinze jours, un directeur de journal de Paris m’a écrit que si je voulais lui envoyer un choix de ces fragments, pourvu qu’ils ne fussent pas de nature à chagriner ses abonnés, il m’enverrait tout de suite 3 ou 400 francs. Non seulement je n’ai rien fait, mais je ne lui ai même pas répondu [Il n’existe pas d’autre occurrence de ce « directeur » dans la correspondance du poète, est-ce une fiction ?].
Dans cet état somnolent, qui ressemble beaucoup au spleen, il faut cependant que je me fasse un devoir de t’écrire souvent. Car je vois que les ennuis de l’hiver commencent cruellement pour toi. L’idée de te distraire me donnera peut-être le courage que je n’ai pas pour mes intérêts.
Tu as voulu la vérité. Je te l’ai dite. – Je vois tous les jours aux vitres des librairies de Bruxelles toutes les polissonneries et toutes les inutilités journalières qu’on imprime à Paris, et j’entre en rage quand je pense à mes cinq six volumes, fruit de plusieurs années de travail, et qui, réimprimés seulement une fois par an, me donneraient une jolie rente. Ah ! je peux dire que je n’ai jamais été gâté par le destin !
Lemer dit toujours : patience ! Il affirme qu’il considère l’affaire comme excellente pour les Garnier. Je n’en doute pas. Je soupçonne qu’il va très lentement pour n’avoir pas l’air pressé, et que, comme il refuse de rien recevoir de moi, il veut se faire payer par eux – ou plutôt, je ne comprends rien. –
Porte-toi bien autant que tu le pourras. C’est tout ce que je te demande et tout ce que je demande au ciel.
C.B. »


Très endetté en France, c’est en partie pour vivre à l’écart de ses créanciers que Baudelaire finit par quitter Paris, le 24 avril 1864, pour la Belgique. Cet exil sera malgré tout pour lui le début d’une nouvelle série de déconvenues éditoriales. Il prononce cinq conférences, et espère, à cette occasion, attirer l’attention d’Albert Lacroix (1834-1903), l’éditeur des Misérables, mais elles ne rencontrent pas le succès escompté. Il essuie un nouvel échec auprès de Lacroix pour la vente des droits de ses Variétés en trois volumes. Il cherche par ailleurs des aides parmi ses confrères, tels Victor Hugo ou Sainte-Beuve. Ce dernier, évoqué au début de la lettre, ne lui apporte qu’un timide soutien, en dépit de l’importance que Baudelaire accordait à son jugement. Le poète s’adresse alors à Julien Lemer (1815-1893), libraire et publiciste très actif. Les deux hommes se connaissent de longue date. Lemer avait publié dès 1850 « Lesbos » (l’une des six pièces condamnées dans Les Fleurs du Mal en 1857) dans le recueil Les Poètes de l’amour, une anthologie de la poésie amoureuse, chez Garnier frères. Il agit en tant qu’intermédiaire pour Baudelaire et s’efforce, en vain, de trouver un accord avec les mêmes frères Garnier en cette année 1865. Éreinté par sa situation et se sentant oublié, il trouve comme toujours en sa mère la confidente de ses sombres états d’âme. Il ne cache toutefois pas son agacement à son égard : « Et si l’affaire ne se fait pas ? dis-tu. Pourquoi ne pas me dire qu’aucun livre de moi ne se vendra plus jamais ? ». Il faut dire que madame Aupick ne peut que constater, depuis Honfleur, les revers accumulés par son fils. Le poète, dans un perpétuel besoin financier, termine son épître par une marque d’affection pour elle, son seul véritable appui.

Lettre exceptionnelle

Provenance :
Collection Armand Godoy (Drouot, 12 oct. 1988, n°203), librairie Pinault (1990), puis collection Jacques Martin

Bibliographie :
Revue de Paris, 1er décembre 1917
Commentaires graphologiques sur Charles Baudelaire, Rougemont, Sté de graphologie, 1922, p. 42-43 (reproduction partielle en facsimilé)
Charles Baudelaire – Lettres inédites à sa mère, éd. Jacques Crépet, Louis Conard,1918, p. 356-358
Correspondance générale, éd. Jacques Crépet, Jacques Lambert successeur, 1947-1953, n°949
Correspondance, t. II, éd. Claude Pichois, Pléiade, p. 541-543