BAUDELAIRE, Charles (1821-1867)

Lettre autographe signée « CB » à sa mère, Madame Aupick
[Paris] 31 déc[embre] 1863, 4 pp. in-8, rajout autographe en post-scriptum joint

« Le seul sentiment par lequel je me sente encore vivre, est un vague désir de célébrité, de vengeance et de fortune »

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Fiche descriptive

BAUDELAIRE, Charles (1821-1867)

Lettre autographe signée « CB » à sa mère, Madame Aupick
[Paris] 31 déc[embre] 1863, 4 pp. in-8, rajout autographe en post-scriptum joint

Longue et poignante lettre à sa mère, emplie de réflexions introspectives et révélatrice du profond mal-être du poète. Baudelaire y évoque également, non sans dégoût, son prochain voyage en Belgique. Il finit par révéler sa tentative – demeurée vaine – auprès de Victor Hugo pour que celui-là prenne son parti auprès de l’éditeur Belge Albert Lacroix


« Ma bonne chère mère, il n’y a rien de plus désagréable que d’écrire à sa mère, l’œil fixé sur sa pendule ; mais je veux que tu reçoives demain quelques mots d’affection et quelques bonnes promesses, dont tu croiras ce que tu voudras. J’ai la détestable habitude de renvoyer au lendemain tous mes devoirs, même les plus agréables. C’est ainsi que j’ai renvoyé au lendemain l’accomplissement de tant de choses importantes pendant tant d’années, et que je me trouve aujourd’hui dans une si ridicule position, aussi douloureuse que ridicule, malgré mon âge et mon nom. Jamais la solennité d’une fin d’année ne m’a frappé comme cette fois. Aussi, malgré les énormes abréviations de pensée que je fais, tu me comprendras parfaitement quand je te dirai : – que je te supplie de te bien porter, de te bien soigner, de vivre le plus longtemps que tu pourras, et de m’accorder encore quelque temps de ton indulgence.
Tout ce que je vais faire, ou tout ce que j’espère faire cette année (1864), j’aurais dû et j’aurais pu le faire dans celle qui vient de s’écouler. Mais je suis attaqué d’une effroyable maladie, qui ne m’a jamais tant ravagé que cette année, je veux dire la rêverie, le marasme, le découragement et l’indécision. Décidément, je considère l’homme qui parvient à se guérir d’un vice comme infiniment plus brave que le soldat ou l’homme qui va se battre en duel. Mais comment guérir ? Comment avec la désespérance faire de l’espoir ; avec la lâcheté faire de la volonté ? Cette maladie, est-elle imaginaire ou réelle ? Est-elle devenue réelle après avoir été imaginaire ? Serait-elle le résultat d’un affaiblissement physique, d’une mélancolie incurable à la suite de tant d’années pleines de secousses, passées sans condition dans la solitude et le mal-être ? Je n’en sais rien ; ce que je sais, c’est que j’éprouve un dégoût de toute chose et surtout de tout plaisir (ce n’est pas un mal), et que le seul sentiment par lequel je me sente encore vivre, est un vague désir de célébrité, de vengeance et de fortune.
Mais, même pour le peu que j’ai fait, on m’a si peu rendu justice !
J’ai trouvé quelques personnes qui ont eu le courage de lire Eureka. Le livre ira mal, mais je devais m’y attendre ; c’est trop abstrait pour des Français.
Je vais décidément partir. Je me donne cinq jours, huit au plus, pour ramasser de l’argent dans trois journaux, payer quelques personnes, et faire des emballages.
Pourvu que le dégoût de l’expédition belge ne me prenne pas aussitôt que je serai à Bruxelles ! Cependant c’est une affaire grave. Les leçons qui ne peuvent me donner qu’une très petite somme (1000, 1500 ou 2000 francs), en supposant que j’aie la patience de les faire, et l’esprit de plaire à des lourdauds, ne sont que le but secondaire de mon voyage. Le vrai, tu le connais ; il s’agit de
vendre et de bien vendre à M. Lacroix, éditeur belge, trois vol[umes] de Variétés.
J’ai le frisson en pensant à ma vie, là-bas. Les leçons, des épreuves à corriger en venant de Paris, épreuves de journaux, et épreuves de Michel Lévy, et enfin, à travers tout cela, finir les Poèmes en prose
[Le Spleen de Paris]. J’ai cependant l’idée vague que la nouveauté du séjour me fera du bien et me donnera quelque activité.
J’ai trop parlé de moi ; mais je sais que tu aimes cela.
Parle-moi de toi, de ton esprit et de ta santé.
J’avais voulu prendre Hugo pour complice de mon entreprise. Je savais que M. Lacroix serait à Guernesey tel jour. J’avais prié Hugo d’intervenir. Je viens de recevoir une lettre d’Hugo. Les tempêtes de la Manche ont dérangé ma combinaison, et ma lettre est arrivée quatre jours après le départ de l’éditeur. Hugo dit qu’il réparera cela par une lettre, mais rien ne vaut la parole.
Je t’embrasse de tout mon cœur.
C.B.

[Il ajoute à part, sur un petit morceau de papier]
Avant de partir, je t’enverrai des étrennes de deux sols, probablement un livre à ton goût. Il est déjà choisi »


Baudelaire, en dépit de l’avis de ses éditeurs, doit beaucoup se battre pour la publication d’Eurêka. Il ne se fait aucune illusion sur le sort réservé à une œuvre qu’il juge illisible par le public français.

Très endetté, c’est pour vivre ses dernières années un minimum paisiblement que le poète finit par s’exiler le 24 avril suivant pour la Belgique.

Le Spleen de Paris, également connu sous le titre Petits Poèmes en prose, est un recueil posthume de poèmes en prose, établi par Charles Asselineau et Théodore de Banville. Il a est publié pour la première fois en 1869 dans le quatrième volume des Œuvres complètes de Baudelaire par l’éditeur Michel Levy.

Dans une lettre lui étant adressée quinze jours plus tôt, Charles Baudelaire demande à Victor Hugo de dire du bien de trois de ses volumes – Les Paradis artificiels et Les Réflexions sur mes contemporains – qu’il souhaite faire éditer en Belgique auprès de Albert Lacroix (éditeur des Misérables) :
« J’apprends que M. Lacroix va vous faire une visite. Le gros service serait de lui dire ce que vous pouvez penser d’agréable de mes livres et de moi […] Ce sera, je le répète, un très gros service, car M. Lacroix doit avoir une confiance absolue dans votre jugement »

Bien que Baudelaire écrive à Lacroix pour l’inviter à chacune de ses lectures leur collaboration ne voit finalement pas le jour. Les cinq conférences données par Baudelaire constituent une propagande organisée pour séduire Lacroix, mais elles sont un échec total compte tenu de l’absence de l’éditeur belge.

Lettre majeure et incontournable du mal-être de Baudelaire

Pléiade : Corr. Vol. 2 p. 341, 342 & 343
Provenance : Ancienne collection Armand Godoy