BERNARD, Émile (1868-1941)

Manuscrit autographe signé « Émile Bernard »
S.l.n.d, 10 p. in-4°

« L’œuvre néfaste de David étant accomplie, Gros était mort pour l’art »

EUR 1.500,-
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Fiche descriptive

BERNARD, Émile (1868-1941)

Manuscrit autographe signé « Émile Bernard »
S.l.n.d, 10 p. in-4°
Quelques repentirs, annotations au crayon et à l’encre
Deuxième feuillet effrangé en marge droite sans manque de texte

Passionnant manuscrit d’Émile Bernard sur l’art de Jacques-Louis David, contre lequel il livre un jugement sévère et Antoine-Jean Gros, dont il fait l’éloge

Nous n’en transcrivons ici que quelques fragments


[Bernard ajoute une épigraphe en marge supérieure droite du premier feuillet : « La peinture est chose mentale : Léonard de Vinci »]

« Il y a dans l’histoire de l’art des individualités néfastes. Si elles parviennent à la notoriété, leur méfaits s’étendent, tout puissants, pour produire l’étouffement et la mort des plus merveilleux tempéraments. Ces hommes de malheur réussissent généralement parce qu’à l’obturation d’une volonté aveugle ils joignent la médiocrité autoritaire. Doublement, ils ont ce qu’il faut pour triompher et régner. Au nombre de ces tyrans il faut mettre David et Ingres.
David n’avait point de dons natifs, c’était un homme de raisonnement ; il dirigeait sont œuvre comme il eut gouverné une section. L’insensibilité est son naturel, rien ne l’émeut que le devoir et la convention, c’est un ouvrier probe qui ne dépasse pas son sujet par un sentiment ou une idée : pas de génie chez David, point de ces emportements qui étonnent et restent inoubliables. Il a tout pesé, tout arrangé logiquement, froidement […]. Tout civique il reste dans sa peinture un politique qui vise à l’accomplissent de ses convictions. Il accomplit un programme ou nulle émotivité ne peut le faire sortir. Sous le nom de beau – idéal il expulse ce qui peut tenir du cœur et aux sens ; chassant de la peinture la forme vivante, le coloris et le mouvement […] Je ne méconnais point l’utile révolution que fît David dans l’art français de son temps. Certes il fallait en finir avec les polissonneries du dix-huitième siècle : La peinture était devenue malgré ses dernières saveurs exquises la négation d’elle-même et ne s’exerçait plus qu’à plaire à une aristocratie tombée de ses grandeurs […]. David eut donc le mérite d’être un censeur sévère et de vouloir remonter l’art à l’austérité. Il en sectionna la partie malade et tenta de soigner la part restée saine […] Son but était noble, mais ses moyens ne lui permirent pas de l’atteindre. Souvent ce n’est point l’auteur d’une tentative de ce genre qui en donne toute la mesure, et nous voyons que les élèves et amis de David n’ont jamais surpassé leur maître, parce qu’ils s’y étaient trop attaché ou que leur tempérament ne les poussait point au-delà de lui. Ce fut le cas de Girodet, de Guérin, de Gérard ; mais ce ne fut pas celui de Gros.
Fils d’un père et d’une mère peintres, Gros semble avoir apporté tous les pouvoirs de la peinture avec lui. À dix-sept ans et trois moi, il peint ce tableau extraordinaire “d’Eléazar refusant les viandes défendues et préférant la mort” qui est déjà un chef-d’œuvre qu’eût signé Rubens. On ne lui donne pas le premier prix de Rome que l’on réserve à un plus docile imitateur de David, mais le second. Il part alors pour l’Italie, avide de se retrouver en face des miracles de Michel-Ange, de Raphaël et du Titien […] La Sixtine eut souvent sa visite, comme le prouve le premier plan des Pestiférés de Jaffa […]
Incertain de sa route, Gros fait des portraits que malgré leur grande qualité, ne peuvent être considérés que comme des essais […] Gros, étant plus grand qu’il ne le pense, se surpassera à tel point dans ses œuvres lyriquement guerrières que ces reproduction exactes de la nature ne sembleront plus que des études froides auprès du chaleureux éclatement de son génie.
Jusqu’ici on a fort mal jugé Les Pestiférés et [Napoléon sur le champ de bataille d’] L’Eylau à cause des mauvaises places que ces toiles occupaient au Louvre. Les grandes machines de David ayant usurpé, par le prestige de leur gloire, la place qui revenait aux chefs-d’œuvre de Gros, on arriva, par le plan secondaire donné à ce grand peintre, à ternir leur éclat, à les faire presque oublier. Au Petit-Palais, sous le soleil estival, elles resplendissent et confirment l’opinion d’Eugène Delacroix, qui écrivait : “Gros est l’Homère de la peinture”. Quand on entre dans la grande salle ou s’étalent Les Pestiférés, L’Eylau et la Bataille d’Aboukir, on a véritablement le sentiment de se trouver en face d’un prodige que l’on espérait pas […] Sans doute ici rien de la vérité objective ne subsiste, seule y règne l’image agrandie de Napoléon sous ses plus généreuses apparences. En de tels combats, Gros n’a plus peint le militaire, mais le héros […] Dans l’Aboukir, le soleil même est de la bataille et ferraille de ses dards sous l’encens des fumées des holocaustes, soulevé par la mêlée où s’écrasent ces races diverses, ivres de conquêtes et de gloires : Beaux membres nus jetés hors des robes multicolores, mains désespérément accrochées en une dernière crispation à la selle ou au manteau du vainqueur […] C’est bien là le champ de bataille de l’Humanité ! […]
Et pourtant, l’artiste qui venait de renverser sans effort, en s’abandonnant à son souffle, les bons hommes en marbre de David, celui qui venait de doter la France du chef-d’œuvre le plus étonnant du dix-neuvième siècle, fut pris d’un doute voyant son ouvrage discuté, critiqué, blâmé. Subjugué par le prestige de David, il abdique et ne fit jamais plus rien que de raisonnable, c’est à dire qu’il procéda, par faiblesse, à son premier suicide, en attendant son second, le définitif, sa mort volontaire dans un bras de la Seine, à Meudon […]
C’est à cette époque qu’il fallut reconnaître la naissance d’action, de vaillance et de lutte qui descendra, après le tumulte des victoires, dans le romantisme mélancolique d’un René, réduit à se dévorer lui-même en la solitude du repos. De ces temps agités datent les plus belles conceptions de Gros : Jaffa, Aboukir, Eylau […]
Avec la chute de l’Empire, il perdit son génie et se traîna, sous les préjugés de son ancien maître, dans un art de plus en plus morne et compassé, son œuvre devint méconnaissable. Lui, qui avait été le grand classique de la peinture française, se rallia à l’académisme morne, où il nia ses qualités les plus notoires.
L’œuvre néfaste de David étant accomplie, Gros était mort pour l’art.
Il n’en demeure pas moins évident que le cris fut poussé, que trois chef-d’œuvre sans précédent enrichissent la peinture […]
En présence d’un maître aussi grand, aussi inspiré, aussi universel, je me suis rappelé ces paroles de Gluck : “Sans poésie, l’art restera toujours vain et sans raison”. Or, Gros a été un grand peintre et un grand poète ; qu’on le reconnaisse enfin.
Émile Bernard »


Artiste postimpressionniste associé à l’école de Pont-Aven, Émile Bernard fréquente Vincent Van-Gogh, Paul Gauguin et plus tard Paul Cézanne. Ses œuvres les plus radicales, empreintes d’innovations stylistiques majeures et aux influences considérables, datent des années 1887-1892. Il évolue progressivement vers le classicisme au début XXe siècle, inspiré par les maîtres anciens. Le présent manuscrit, éloge de la peinture de Gros, est à rapprocher de son évolution vers le classicisme.

Bibliographie :
Mercure de France, n°949, 1er oct. 1936, p. 46-51