CÉLINE, Louis-Ferdinand (1894-1961)

Lettre autographe signée deux fois à son avocat et sa femme Lucette
Prison de Københavns Fængsler, 22 août 1946, 2 pp. in-4°

« Je n’ai plus malheureusement assez d’années, de mois à vivre pour dégueuler tout ce que j’ai avalé en ces mois de rancœur, d’humiliation et de haine »

EUR 3.800,-
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Fiche descriptive

CÉLINE, Louis-Ferdinand (1894-1961)

Lettre autographe signée deux fois, « Des » et « Louis », puis en-tête « Destouches » , à son avocat Thorvald Mikkelsen et à sa femme, Lucette Destouches
Prison de Københavns Fængsler, 22 août 1946, 2 pp. in-4°, papier rose de l’administration pénitentiaire
Annotation typographique “132” en haut de la première page

Longue et bouleversante lettre de prison, entre rage pour sa condition et tendresse pour sa femme


« Mon cher Maître, vous me voyez encore tout navré et repentant de vous avoir si fort indisposé par ma lettre absurde à propos de mon chat Bebert ! Vous metterez [sic] j’espère tout ceci sur le compte de la folie et aussi des heures longues de l’emprisonnement où certaines idées tout à fait grotesques s’emparent de l’esprit et puis de la plume… Quelle idiotie ! À mon âge ! Oubliez je vous en prie cette absurdité. Je demeure, avec raison alors je crois, tout à fait anxieux des suites de votre démarche auprès du Ministère. Quelle suite y ont donné ces messieurs ? Pensent-ils à donner une suite ? Pensent-ils à quelque chose ? Pensent-ils ? C’est de DESCARTES le fameux mot qui domine toute la raison française « Je pense donc je suis ». Ces messieurs sont-ils ? Tout est là. Et bien fidèlement. DL.
Mon petit mimi, tu penses que je ne me fais aucune illusion sur mon degré de solitude. Pardi ! j’en aurais des volumes de « solitude » à raconter. Tu dis que K
[aren] (1) te déteste. Et moi l’Hidalgo [Juan Serra] donc ! Te souviens-tu qu’il n’est venu qu’une fois rue Marsollier [adresse familiale de la famille Destouches] pour m’annoncer que toute ma fortune était confisquée (2). Avec quelle joie ! K[aren] ne l’a capturé et maintenu que par jalousie de moi ! C’est un vieux jeu qui prend toujours. Joins-y l’alcool, la fainéantise et puis l’âge. Mais tout ceci est normal, vétilles amusantes d’habitude on n’approche de tout cela que bien décidé à n’en prendre que ce que l’on trouve agréable. Ne pas dépendre de tout ce sale marécage de chichi fastidieux tout est là. Hélas, centuple idiot criminel que je suis, d’avoir perdu et mon indépendance et perte suprême, ma liberté !M’as-tu jamais vu avec une seule illusion sur le monde les hommes et les femmes – A moins que je ne le décide par agrément ? Tout ce que tu penses je le pense et par 1000 ! L’horreur de la prison fait le reste et je t’assure à fond. Je n’ai plus malheureusement assez d’années, de mois à vivre pour dégueuler tout ce que j’ai avalé en ces mois de rancœur, d’humiliation et de haine – une haine à mort – au-delà de la mort – pour cette effroyable injustice que je prends avec le sourire, que je subis gentiment.  Toutefois vers novembre j’aurai assez ri. Un an cela suffit. Tu suis combien je hais les cafouillages. Je me hais de tant cafouiller. Les élections seront faites en France (3). Si je ne suis pas sorti d’ici, je demanderai à rentrer. Que je reste indéfiniment enfermé à Fresnes ou ici quelle différence ? Encore là-bas on sera forcé de me donner une raison précise. On me jugera, les choses iront dans un sens. Ici rien. Je suis enfermé dans un nuage derrière des barreaux. Tout se contredit se modifie. C’est du joujou de mots sur place. Une seule chose est inflexible – la clef. Notre ami a fait des miracles. Je l’ai encombré de ma triste personne au-delà de toute patience humaine. Il me tarde aussi de le libérer. Je ne souffre pas, mais j’ai honte et je m’ennuie. Je m’ennuie du cafouillage, du balbutiage. Personne ne me dit jamais noir sur blanc pourquoi on me tient bouclé et pour combien de temps. Jusqu’à la prochaine guerre ? Jusqu’à ma mort naturelle ? ou que je demande à rentrer ? Cela plutôt je pense – il faudrait qu’une autre hystérie universelle se déclenche, que ces chiens d’hommes soient absorbés par un autre massacre. Nul autre salut pour moi, pour nous. En attendant pense bien à tes mains à ton physique à ton métier. Ne sois la boniche la cendrillon de personne. Cela à aucun prix. C’est déjà assez de la vie, servante en plus, c’est beaucoup trop. Je surveille tes mains – Mange des friandises – Les ultra-violets sur tout le corps semblent te faire du bien. Il faut une cure tous les 3 mois dans ces pays à soleil pâle. Et de la viande rouge. Ma seule dernière joie et de te voir coquette et fringante. Je hais la détresse, la mienne m’écœure assez. Prend encore 5 ou 6 kilos, au moins. Prend au moins 300 couronnes par mois du compte. Il le faut, de l’élégance – du prestige – des muscles – de la lutte – et de la garcerie – totale comme le disait Lesdain (4)totale. Surveille les journaux, je ne les ai pas encore. Bises à Bebert et à Lucette mignon. Louis »


Traqué, emprisonné, accusé de trahison, Louis-Ferdinand Céline ne comprend pas, s’insurge, se défend, attaque. Entre février et octobre 1946, il est détenu à la prison de l’Ouest de Copenhague (Københavns Fængsler), ne cesse d’écrire, se défend tous azimuts, lit beaucoup et travaille intensément à son prochain roman, la suite de Guignol’s band, Féerie pour une autre fois.

(1) Karen Marie Jensen, danseuse et ancienne maîtresse de Céline qui a placé en 1942 les fonds de l’écrivain sous forme de lingots d’or, dans une banque de Copenhague

(2) Cette mention d’adresse situe le souvenir évoqué entre juin 1939 et février ou mars 1941. Mais on ne sait sur quelles informations pouvait s’appuyer Juan Serrat à cette époque pour annoncer à Céline qu’il était ruiné, à moins qu’il ne s’agisse de l’ouverture de son coffre à la banque Lloyds de Paris par les autorités allemandes le 14 mars 1941.

(3) Les éléctions législatives auront lieu le 10 novembre, d’où le parti communiste sortira encore renforcé.

(4) Jacques de Lesdain, évoqué notamment dans D’un château l’autre (p. 234). Céline fait probablement allusion ici à des propos entendus à Sigmaringen.

A partir du 16 août, le lendemain de son retour en cellule, Céline dispose d’encre pour écrire, et cela jusqu’au bout de novembre. Avec sa nouvelle hospitalisation coïncidera le recours, à nouveau, au crayon à papier.
Il apparaît donc que seules les lettres de prison écrites entre mi-août et fin novembres 1946 l’ont été avec de l’encre.

Bibliographie :
Lettres de prison à Lucette Destouches et à Maître Mikkelsen – 1945-1947, éd. François Gibault, Gallimard, p. 228-230
Lettres, éd. Henri Godard et Jean-Paul Louis, Pléiade, lettre 46-17, p. 826-828