CÉLINE, Louis-Ferdinand (1894-1961)

Lettre autographe signée « Louis Destouches (LF Céline) » à Léon Daudet
[Paris, mai 1936], 8 pp. grand in-4°

« On me fait aussi, profondément je crois, le grief de rompre avec toutes les formes académiques, classiques, consacrées, j’écris dans une sorte de prose parlée, transposée »

VENDU
Ajouter à la sélection
Fiche descriptive

CÉLINE, Louis-Ferdinand (1894-1961)

Lettre autographe signée « Louis Destouches (LF Céline) » à Léon Daudet
[Paris, mai 1936], 8 pp. grand in-4°
Petites décharges d’encre, infimes déchirures marginales, annotation typographique sur le premier feuillet

Célèbre lettre à Léon Daudet, quelques jours après la parution de Mort à crédit. D’un ton solennel, Céline développe en détail sur son style d’écriture, évoque Voyage au bout de la nuit, ses origines, la critique…
L’une des plus importantes lettres sur son travail littéraire


« Cher Maître, la critique (en général) fait preuve contre mon nouveau livre d’une partialité écœurante. Il s’agit de me faire payer cher le succès du “Voyage” (acquis en grande partie grâce à vous). Tous les moyens sont bons pour me faire passer pour un rusé, un farceur, un maniaque, enfin et surtout, bien plus grave encore, pour un ennuyeux !… Rien n’y manque ! On ne me lit même pas. Le siège est fait ! Il s’agit de nuire le plus possible et de propos délibéré. Sans aucune élémentaire probité morale ou artistique. Évidemment tout ceci est classique. Dans un art quelconque, les ratés forment une proportion de 999/1000e – tout ce qui n’est pas nettement raté provoque une révolution, un déluge de haine. Bon. Mais il me peinerait beaucoup que ce mascaret bilieux vous empêchât au moins de me lire. Je me suis très sincèrement appliqué à cet ouvrage [Mort à crédit], énormément à vrai dire. J’y ai passé depuis quatre ans mes jours et mes nuits en plus de ma misérable pratique au dispensaire (1500 francs par mois). Je ne suis pas riche, j’ai une fille et une mère à ma charge. Le Voyage m’a rapporté environ 1200 francs de rente mensuels. Je situe tous ces chiffres parce qu’ils disent bien les choses telles qu’elles sont. Sur “Mort à crédit” je me suis crevé littéralement. Je l’ai fait le mieux que j’ai pu. Si ceux qui se permettent si lâchement, si impunément de me “piloriser” possédaient le vingtième de ma probité et de mon application, le monde deviendrait aussitôt un édénique séjour, et j’avoue alors que ma littérature deviendrait injuste. Mais nous n’en sommes pas là !
On me fait aussi, profondément je crois, le grief de rompre avec toutes les formes académiques, classiques, consacrées, j’écris dans une sorte de prose parlée, transposée. Je trouve cette manière plus vivante. Ai-je le droit ? Cette forme a ses règles, ses lois, terrible aussi. Vous le savez bien. Que d’autres essayent. Ils verront.
J’ai effacé mon travail derrière moi. Mais il existe. Autre chose, on me reproche aussi, de n’être point latin, classique, méridional (caractères bien définis… élégance… mesure… joliesse… etc…) Je suis très capable d’apprécier les diverses beautés du genre, mais bien incapable de m’y soumettre !…
Je ne suis pas méridional, je suis parisien, breton et flamant de descendance.
J’écris comme je sens.
On me reproche d’être ordurier, de parler vert. Il faut alors reprocher ceci à Rabelais, à Villon, à Brughel à tant d’autres…
Tout ne vient pas de la Renaissance.
On me reproche la cruauté, systématique – que le monde change d’âme, je changerai de forme. D’où me viennent tous ces puristes soudains ? Je ne les vois pas s’élever contre les films de gangsters ! contre “Détective”, contre tant de pornographies qui sont-elles sans excuses. C’est que ces puristes sont aussi des lâches. Ils ne risquent rien surtout anonymement, à vider leur petit fiel contre un auteur solitaire, ils risquent trop contre les formidables intérêts du film ou d’Hachette. Lèches-bottes d’un côté ou farouches défenseurs moraux, selon l’intérêt du bifteak. Sont-ils jaloux de mon expérience vivante ? Évidemment, je n’ai jamais été au lycée. J’ai fait mes bachots, ma médecine, tout en gagnant ma vie. On apprend beaucoup par ce moyen. C’est peut-être ce qu’on me pardonnerait le moins facilement.
Enfin, je suis médecin. On hait les médecins, leur expérience aussi.
En écrivant les livres du genre que vous savez, je risque beaucoup, d’être éliminé de partout, de perdre mes emplois. Je ne fais pas de littérature de repos.
Enfin on me reproche ce qu’on appelle la confusion. L’autre ne me trouve pas vraisemblable !
J’écris dans la formule Rêve éveillé. C’est une formule nordique. Ah ! comme je serais heureux que vous me réserviez un article, non pour me louer (cette demande ne serait digne ni de vous ni de moi) mais pour définir clairement comme vous seul pouvez le faire, avec votre immense autorité, ce qui existe et ce qui n’existe pas de mon livre.

Croyez-moi toujours cher maître très sincèrement reconnaissant et amical
Louis Destouches (LF Céline) »


Au printemps de l’année 1936, une vive polémique éclate autour de Mort à crédit, paru le 12 mai chez Denoël. Une large majorité de comptes-rendus s’avère défavorable ou hostile. Aucun des défenseurs du livre n’avait le prestige ou l’enthousiasme de ceux qui avaient fait l’éloge du premier roman de l’écrivain. Les deux critiques laudatives les plus illustres de Voyage au bout de la nuit viennent de Descaves et Daudet. Cependant, quant à Mort à crédit, ils ne se prononcent pas, bien que Céline dresse ici un véritable argumentaire auprès de Daudet et qu’il touche à toutes les cordes censées l’émouvoir. La demande de l’écrivain d’avoir son soutien n’aboutira pas. Il ne cachera d’ailleurs pas son amertume auprès d’Henri Mahé dans une lettre du 29 mai : « La critique a été immonde, droite ou gauche, je fais l’union du summum de la haine envieuse […] Daudet et Descaves se sont cette fois-ci foireusement dégonflés »

Point de bascule dans l’œuvre célinienne

Cette critique, défavorable dans son ensemble, atteint d’autant plus Céline qu’il s’est « crevé littéralement ». Il a le sentiment profond que ce second roman surpasse le premier dans la réalisation de son projet artistique. Il pensait son ouvrage si réussi qu’il n’avait pas prévu de démarche promotionnelle, à l’exception des exemplaires imprimés nominalement pour Descaves et Daudet. Les critiques, de gauche comme de droite, se déchaînent. On lui reproche un vocabulaire empruntant plus que jamais au langage populaire, mais aussi une propension à rabaisser l’homme. Les écrivains ne le reconnaissant plus pour leur pair, Céline est profondément blessé du feu nourri d’attaques contre son roman. Certains biographes y voient la raison de l’interruption de sa production romanesque ; après cet échec, l’auteur se consacrera pour un temps à l’écriture de pamphlets.

Le recours à la notion de “Rêve éveillé” marque la séparation de Céline avec le Freudisme

L’œuvre de Freud l’occupe profondément lors de l’écriture de Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, mais il subit peu après une importante évolution idéologique : il en vient à rejeter Freud, quoique conservant un temps la notion de « rêve éveillé », selon les termes de Léon Daudet dans un ouvrage ainsi titré en 1926. Selon lui, Céline y trouve « une caution qui lui permet de continuer à valoriser une vie psychique en marge de la conscience, un “délire”, sans avoir à se référer à Freud, mieux : en l’attaquant » (Henri Godard, Céline, Romans, vol. I, p. 1390).

Bibliographie :
Céline, Lettres, éd. Godard, Pléiade, p. 493-195
Céline, Romans, éd. Godard, Pléiade, p. 1120-1221