DAUDET, Alphonse (1840-1897)

Lettre autographe signée « Alphonse Daudet » [à Timoléon Ambroy]
[Paris, c. 23 août 1870], 4 pp. in-12°

« Moi je rage et je plume, c’est tout ce que je puisse faire »

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Fiche descriptive

DAUDET, Alphonse (1840-1897)

Lettre autographe signée « Alphonse Daudet » [à Timoléon Ambroy]
S.l.n.d, [Paris, c. 23 août 1870], 4 pp. in-12° sur papier vergé à l’encre brune
Ancienne mouillure sur la quatrième page en marge inférieure affectant quatre mots, ancienne trace de montage, fente à la pliure centrale

Longue et passionnante lettre aux élans patriotiques de l’écrivain, à quelques jours de la débâcle de Sedan


« Ami très cher,
Je ne vous ai pas oublié et vous en particulier – parmi les vôtres qui me sont déjà si chers – vous êtes toujours une de mes meilleures affections. N’accusez donc point mon cœur du silence que j’ai gardé à votre endroit… Mille circonstances se sont jetées en travers de mes bonnes intentions.
De temps en temps du reste je voyais l’ami Fousson qui me donnait des nouvelles du pays… (il me semble par moment que je suis à Fontvieille ! [Commune dans le département des Bouches-du-Rhône, non loin d’Arles, où résidait Timoléon Ambroy]) –
Aujourd’hui un remord me prend : je vous envoie un bonjour tout décousu et bien triste. – quel temps !…
Voilà la France ruinée, l’empire fichu (sans rémission !), et ces horribles bêtes noires [les prussiens] qui avancent toujours… Paris se prépare à se défendre ; mais hélas !…
Moi je rage et je plume… c’est tout ce que je puisse faire. Je suis au lit depuis 40 jours. Je me suis cassé la jambe en me livrant à mes exercices gymnastiques, nautiques, etc… c’est un malheur mais [sa femme] Julia au fond n’est pas fâchée que je ne puisse pas bouger… Le fait est que si j’étais valide, j’aurais sûrement la gueule cassée à l’heure qu’il est ou sur le point de l’avoir… Que voulez vous ? c’est un nouvel instinct qui m’est poussé : l’instinct patriotique.
Si la bataille de Châlons est perdue – ce que je crains – nous irons nous abriter dans Paris. Ernest [Daudet, son frère aîné] est au Sénat transformé en ambulances qu’il inspecte. Mon beau-frère [Léon Allard] est sergent de la mobile ; il est au camp de St Maur sous Paris prêt à donner sa vie aux bêtes noires avec 18 000 autres petits parisiens de 20 ans…  Ernest a mis sa femme aux bains de mer ; moi Julia ne veut pas me quitter, et comme d’autre part je ne veux pas m’éloigner de Paris il est probable que nous y resterons… Pauvre Julia ! C’est la première fois qu’il y a dispute dans le ménage.
– mon père, ma mère et ma sœur sont partis hier pour Nîmes. Si Paris est assiégé nous ne pourrons pas les avoir ici. Papa n’est qu’un enfant, et deux femmes seules… la pauvre mère est partie toute en larmes.
Voilà la situation : à Châlons l’empereur se cache, à Paris il n’en est plus question.
– On ne veut que se défendre !…
Quel gâchis !… – Et au milieu de tout cela, voilà que je suis nommé Chevalier de la légion d’honneur. Jamais décoré du 19 août n’a été si surpris et en même temps si peu joyeux.
C’est une surprise que le ministre des beaux-arts m’a faite. Ernest avait demandé la croix pour moi, et ne m’en avait rien dit… au ministère on n’avait pas mon adresse ; et mon décret s’est promené de côté et d’autre avant de m’arriver.
Me voilà votre collègue.- J’aurais bien voulu que Louis [Ambroy, frère de Timoléon] fut notre supérieur dans l’ordre ; mais tout ce que j’ai pu faire s’est trouvé paralysé par la guerre et l’influence de Lavalette bien diminuée, sans compter que je n’ai pu qu’écrire et n’ai fait – grâce à ma jambe – aucune démarche moi-même.
Adieu, mon vieux et très cher Tim, je vous embrasse et les vôtres du fond du cœur pour Alphonse et Julia.
Alphonse Daudet
Mon fils [Léon] est un monstre charmant !
joli comme une fleur et colère comme un Daudet ! »


Les sentiments patriotiques de Daudet sont bien connus. Trois ans après la défaite de Sedan, il publie chez Alphonse Lemerre Contes du lundi, un recueil de nouvelles inspirées des événements de la guerre franco-prussienne. L’écrivain dresse des tableaux réalistes de la vie de l’époque : le peuple de Paris soumis aux privations, les événements de la Commune et la répression des Versaillais. Il relate aussi la tristesse de la perte de l’Alsace-Lorraine à travers La Dernière Classe.
Daudet se casse la jambe le 14 juillet. On peut donc situer presque exactement cette lettre en date du 23 août 1870, soit une semaine avant la tragique défaite de Sedan, qui marque la chute du Second Empire.
La fin de la lettre fait allusion à la décoration attendue par Louis Ambroy (frère de Timoléon), décoration qu’Alphonse Daudet se charge de demander par l’intermédiaire du marquis de la Valette, gendre de Rouher, ministre d’État. Les deux frères se sont distingués dans la viticulture.
Timoléon Ambroy est un ami proche et cousin d’Alphonse Daudet (madame Ambroy était une cousine de Jacques-Vincent Daudet, père d’Alphonse).

Bibliographie :
Lettres familiales d’Alphonse Daudet, éd. Lucien Daudet, Plon, 1944, n°XLVI