[MANET] DAUDET, Léon (1867-1942)

Manuscrit autographe signé « Léon Daudet »
S.l.n.d [Paris, c. juin 1932], 4 pp. grand in-4°

« Manet est à la peinture ce que Baudelaire est à la poésie : le révélateur d’un domaine nouveau »

EUR 950,-
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Fiche descriptive

[MANET] DAUDET, Léon (1867-1942)

Manuscrit autographe signé « Léon Daudet »
S.l.n.d [Paris, c. juin 1932], 4 pp. grand in-4° à l’encre noire sur papier vert pâle
Annotations typographiques, quelques petites taches superficielles

Nous ne transcrivons ici qu’une partie du manuscrit

Bel éloge sur la peinture de Manet, en marge d’une exposition lui étant consacrée au Musée de l’Orangerie à l’été 1932


« Il éclate à l’Orangerie des Tuileries ou se presse, depuis quelques jours une foule immense d’admirateurs et d’admiratrices appartenant à tous les milieux et à plusieurs nationalités. Là se trouvent réunies les toiles célèbres, le “Déjeuner sur l’herbe”, le “Toréador mort”, le “Balcon”, les “Danseuses espagnoles”, les toiles les plus représentatives […] de Manet, traduisant les différents aspects de cette intelligence et pénétration des choix et des genres par la couleur. Courbet, l’autre moitié du duumvirat esthétique dans la seconde moitié du dix neuvième siècle, commande aux forces, notamment à la féminine, une maîtrise égale à Titien ou des fresques antiques […] Il est à la peinture ce que Rodin est à la sculpture. Alors que Manet c’est le beau chromique, la fête de la décomposition de la lumière par le prisme, et l’usage devant lui du mot profond de Goethe : “La couleur est l’expression et la souffrance de la lumière”.
Manet est à la peinture ce que Baudelaire est à la poésie : le révélateur d’un domaine nouveau qui a su catégoriser ses correspondances, ses interférences, ses exaltations, comme l’intelligence a les siennes. Il a un vert, un bleu, un jaune, un orange qui n’appartiennent qu’à lui, alors que les lignes sont issues de Goya ainsi que quelques unes de ses compositions (Espagne… Fusillade de Quertaro [L’exécution de Maximilien] etc…). Les aspects moreaux de Baudelaire, dans ses poèmes les plus caractérisés, ont aussi ce caractère étincelant et désolé qui nous joint à la lecture, comme les toiles de Manet qui nous joignent à la vision. À mesure que Manet, visiblement né pour la joie oculaire, la plus violente de toutes, marchait vers la maladie (le tabès) et la mort, il avançait aussi vers le soleil, par l’éclaboussement lumineux de ses dernières toiles. Il me fait penser à Henri [Heinrich] Heine, atteint du même mal […].
J’ai toujours pensé que l’exaltation chromique de Manet était une conséquence de sa maladie, déjà latente en lui, bien avant qu’elle se manifeste […].
Les Académiques ont reproché et reprochent encore à Manet de “n’avoir pas de sujet”. Mais tout est sujet au peintre ivre de couleurs, comme au musicien ivre de son, comme au poète ivre de rythme […] Les Lances, tableau historique de Velasquez, ne dépassent pas les Fileuses du même, qui sont des filles ayant chaud et travaillant à des tapisseries que de belles dames au fond estiment et choisissent […].
Vermeer de Delft n’a pas de sujet : une dame en toilettes qui lit un lettre devant une carte […] une rue au bord d’un canal, voilà les thèmes habituels, d’où ressortent des tableaux inoubliables, suggérant mille pensées diverses et procurant à l’une une volupté infinie. C’est du “sujet ressassé qu’est issue ce pompiérisme [art académique].
[…]
Je songeais en regardant ces Manet – dont Zola, il faut le reconnaître, eut le premier le sentiment net – aux colèresL’Olympia huée, conspuée, traitée d’ordure innommable, d’offense à la pudeur, d’obscénité sans nom, a pris place tranquillement parmi les plus beaux tableaux du monde, aux côtés de Desnuda de Goya. Cette enfant de Paris, à la chair crayeuse par le manque de lumière des taudis, dans son petit visage fermé, buté, arrêté, mais belle de… proportion, a provoqué autant d’articles [et] d’éreintements que la Dante [allusion semble-t-il à Ugolin] de Carpeaux, ou les baigneuses de Renoir, ou le Balzac de Rodin, ou la Carmen de Bizet, ou le Tannhauser de Wagner, ou les Fleurs du Mal, ou Pelléas et Mélisande de Debussy. Mais de tous les beaux, le plus choquant, le plus irritant pour la foule ignorante et les académiques vernis…, c’est, je pense, celui de la couleur. Le vert et le bleu de Monet rendaient fous certaines personnes de ma jeunesse, comme le rouge exaspère le taureau. J’ai vu des gens sortir de table à propos du Déjeuner sur l’herbe qui leur semblait, peu chère, “de la dernière inconvenance”!…
[…] Je crois apercevoir Manet, avec sa barbe blonde et ses yeux gris, revenu d’outre tombe tout exprès pour savourer cette tardive revanche. Si vous voulez connaître l’artiste de plus près, et son entourage, lisez le joli livre d’Albert Flament [La vie de Manet, paru en 1928]… qui contient tout l’essentiel sur le magicien de la couleur.
Léon Daudet »


De juin à septembre 1932 s’est tenue au Musée national de l’Orangerie une exposition consacrée à Édouard Manet, réunissant ses œuvres les plus célèbres. Daudet, qui se livre ici au comparatisme comme approche critique, ne manque pas de louanges pour le maître. La critique de Léon Daudet est profondément novatrice pour son époque, non sans un certain paradoxe : ce sont ses options réactionnaires et la condamnation de la décadence qui lui permettent en définitive de saisir certains auteurs et artistes comme singuliers en leur siècle.

Le tome quatrième de son ouvrage Écrivains et artistes, paru en 1928, contient un chapitre entier sur la peinture de Manet.