DELACROIX, Eugène (1798-1863)

Lettre autographe signée « E. Delacroix » à Félix Guillemardet
[Souillac], « le 30 8bre [octobre] 1820 », 3 p. 1/2 grand in-4°

« Adieu croquis et études. Je vous regrette beaucoup »

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Fiche descriptive

DELACROIX, Eugène (1798-1863)

Lettre autographe signée « E. Delacroix » à Félix Guillemardet
[Souillac], « le 30 8bre [octobre] 1820 », 3 p. 1/2 grand in-4° très remplies
Bris de cachet sur le second feuillet avec petit manque,
Infimes trous de corrosion d’encre par endroits,
Quelques mots caviardés de sa main

Adresse autographe sur la quatrième page :
« À Monsieur Félix Guillemardet, rue Louis-le-Grand, à Paris »

Rare et longue lettre de jeunesse, évoquant son désœuvrement artistique et un désir ardent de retrouver son cercle d’amis


« Vous êtes des amis fidèles et exacts. Je vous remercie bien tous de ne pas m’oublier ; je te dois en particulier des remerciements. Au moment de rentrer pour longtemps dans la poussière d’une étude, c’est quelque chose que de sacrifier une promenade par un beau temps, pour prendre la plume pendant une heure ou deux. Mais je suis un sot et je dois juger d’après mes propres sentiments de ce que tu éprouves en écrivant à un ami. C’est un plaisir bien doux […] C’est une chose si pénible que l’absence ! avec quelle avidité on s’attache à ce papier qui vous apporte la pensée de votre ami. On prend en lisant sa lettre un plaisir d’avare […] Je ne pense jamais à aller en Italie1 sans être effrayé de ce que j’aurai à souffrir durant ce long voyage. Vous me manquez tellement depuis deux ou trois mois. De quel œil lirai-je donc vos lettres, quand je serai pour des années éloigné de vous, isolé au milieu d’une ville de silence et peuplée de tombeaux, qu’il me faudra de ferveur pour l’étude, pour adoucir cet ennui. Vous serez deux encore vous autres. Il y aura toujours des St-Sylvestre et des réunions amicales. Qu’il serait charmant de partir une caravane d’amis pour aller s’enfoncer et se faire oublier de la terre entière dans ce pays de poètes. Ma!… comme dit l’Italien : Ma et toujours Ma dans les affaires de ce monde. Si j’osais, je me marierais. Ma! je m’ennuie au milieu des requêtes, j’aimerais mieux voyager que de grossoyer… Ma!… je voudrais bien être philosophe et résister au choc de cent misères qui m’affligent, me domptent et ne méritent que le mépris d’une âme élevée… Encore une fois Ma. Ce serait pourtant par ce dernier point qu’il serait important de commencer : car lui gagné, tous les Ma qui naissent des contrariétés de cette vie perdraient tous leurs aiguillons, se dissiperaient en fumée à la première sortie d’une philosophie bien ferme et bien assise. Tu serais donc d’avis de ne pas inutilement user nos souliers sur le pavé St-Jacques, sans profit pour notre instruction. Quand nous sortons de là, nous allons nous promener et nous divertir au soleil, comme des académiciens qui ont dans leur poche leur jetons de présence et qui descendent les degrés de l’Institut avec un visage épanoui et un air de complaisance. Que dis-je : non satisfaits d’insulter la sainteté de la matière par notre paresse au travail, nous rions sans pitié de ces piocheurs vigoureux qui ne perdent pas un mot, qui couchent jusqu’à Messieurs sur le papier et qui pour rien n’y mettraient l’eau sucrée, les lunettes et l’Ave Maria s’il y en avait. Voilà des crimes : Voilà les nôtres de l’année tout entière. Et puis, ayez la fièvre, vous vous plaignez comme une femme, et cent autres faiblesses qui en dérivent. Pour en finir sur ce sujet, attendons et nous verrons si nos forces seront encore au-dessous de notre volonté.
Je suis bien aise de voir que tu apprécies Piron [Achille Piron (1798-1865), son ami d’enfance]. C’est un jeune homme sincèrement attaché à ses amis. S’il se pique quelque peu d’une légère négligence, c’est que lui-même ne néglige point, et qu’il fait tout pour leur être utile. Je me suis beaucoup attaché à lui. La dernière année que je fis au Lycée2 [Impérial, actuel Lycée Louis-le-Grand à Paris], je n’eus presque de commerce qu’avec lui : nous avons supporté ensemble les fureurs du Sieur Burnouf [Jean-Louis Burnouf (1775-1844), professeur de grecque et latin], nous avons ensemble dormi aux éternelles séances de ce flegmatique Dubos qui avait, je crois, le secret d’arrêter l’éternel sablier du temps. Durant les interminables classes, les fatigantes explications, les lectures fastidieuses de la prose de ces messieurs, nous nous consolions avec des bouts rimés, des vaudevilles et autres niaiseries qui avaient le mérite de nous amuser. Je pense toujours à ce temps avec plaisir et l’idée de Piron qui vient s’y mêler m’a fait m’attacher à lui davantage […]
Je ne te demande pas de me répondre, parce que mon arrivée à Paris ne tardera pas après ma lettre rendue. Je suis au reste assez incertain sur cet objet. Je désire ce moment avec bien de l’impatience : que cette diligence me semblera ennuyeuse : surtout par cette maudite route qui n’est qu’un enchaînement continuel d’ondulations de terrain ; monter, descendre et puis à recommencer. Je la pousserai je crois de meilleur cœur, que je ne me verrai de sang-froid lentement voiturer à travers toutes ces vicissitudes. J’arriverai pourtant s’il plaît à Dieu et nous nous embrasserons.
Je suis toujours aussi malheureux ici qu’on puisse l’être. Le temps ne cesse point ses rigueurs. La plaine n’est qu’un lac, et le vent mêlé de pluie qui assiège les montagnes me rencogne de plus en plus dans la maison3. Adieu croquis et études. Je vous regrette beaucoup. Je me venge de ces contrariétés en ne perdant pas un coup de dent à table. Je n’en sors jamais sans avoir le ventre tendu comme un tambour, et la jambe aussi alourdie que si j’avais chassé trois heures sous la pluie dans la terre fraîchement remuée. La cuisine est ma mignonne et l’objet de mon culte. Je me gorge de marrons cuits à la mode du pays, enfin comme je te le disais il y a quelque temps, je me dégrade.
[…] Je me rappelle que dans une de tes dernières [lettres] tu m’offrais obligemment [sic] ton entremise pour la location de l’atelier que j’avais en vue. Je t’en remercie bien. Je crois m’être arrangé de manière à m’en passer. Adieu, mon bon ami, porte-toi bien, n’aie pas de mauvais temps pour tes derniers jours de liberté. Ne m’oublie pas comme d’habitude auprès des tiens. Je t’embrasse tendrement.
E. Delacroix »


[1] Les résultats de Delacroix au concours et aux examens de l’École des beaux-arts contrarièrent ses espérances de séjour romain. En 1820, il échoue à la première partie du prix de Rome. Il trouve par ailleurs des petits travaux : dessin industriel, décoration d’appartements, costumes de théâtre ; mais la faible rente de l’héritage familiale ne suffit pas à subvenir pleinement à ses besoins.

[2] Empreint de nostalgie, il évoque ses souvenirs du Lycée Impérial (actuel Lycée Louis-le-Grand) à Paris. C’est dans ce même établissement que l’artiste fait la connaissance de ses plus fidèles amis dont Jean-Baptiste Pierret (1795-1854), Louis Guillemardet (1790-1865), son frère et Félix (1796-1842) et Achille Piron (1798-1865).

[3] Durant l’automne 1820, suite à plusieurs accès de fièvre, Delacroix, alors âgé de 22 ans, se rend en convalescence à Souillac et Sarrazac (actuels départements du Lot et de la Dordogne). Il réside plus longuement dans le château de Croze, chez Raymond de Verninac, qui avait épousée la sœur de Delacroix, Henriette, en 1797.

Les lettres de jeunesse de Delacroix ont ceci de particulier qu’elles ne cachent pas les sentiments – beaucoup plus réservés par la suite, dès la notoriété acquise. Elles laissent en outre un témoignage essentiel sur son caractère profond et ses ambitions futures. Le naturel l’emportant sur la pensée, sa personnalité ardente et excessive transparaît pleinement dans la présente missive. Il portera plus tard un jugement sévère sur ses lettres de jeunesse, en témoigne une note écrite dans son journal à la date du 18 janvier 1856 : « Le matin j’avais été chez mon ami [Louis] Guillemardet… Il me remet un paquet de mes lettres écrites anciennement à Félix, il est facile d’y voir combien l’esprit a besoin des années pour se développer dans les vraies conditions. Il me dit qu’il y voit déjà le même homme que je suis aujourd’hui… »

Provenance :
-Félix Guillemardet,
-Puis Eugène Delacroix (voir notice supra)
-Puis Achille Piron, légataire universelle d’Eugène Delacroix,
-Puis Collection Alfred Dupont (2e vente de sa coll., Drouot, 19 juin 1957, n°56)
-Puis collection particulière

Bibliographie :
Lettres intimes, éd. A. Dupont, Gallimard, p. 128-133, n°XXV