ÉLUARD, Paul (1895-1952)
Manuscrit autographe signé « Paul Eluard »
S.l.n.d [c. mai 1943], 6 p. in-8°
« Serai-je celui qui tue / Ou celui qui est tué »
Fiche descriptive
ÉLUARD, Paul (1895-1952)
Manuscrit autographe signé sur la page titre « Paul Eluard », destiné à Pierre Seghers
S.l.n.d [c. mai 1943], 6 p. in-8° (dont la page titre)
Parfait état de conservation
Précieuse série de poèmes, dont le célèbre N., rédigée pour Poésie 43, puis reprise dans l’édition augmentée de son mythique recueil Poésie et vérité 1942
Cet ensemble, intitulé par Éluard « Trois poèmes », fut destiné à Pierre Seghers, directeur de la revue Poésie. Le poète a sobrement signé le manuscrit de son nom sur la page de titre : Trois poèmes. La chronologie des poèmes du manuscrit est telle qu’elle figure dans le recueil publié. La pagination de chaque feuillet, au crayon multicolore, est également de la main d’Éluard.
Le manuscrit s’ouvre sur Rêves (pages 1 et 2), titre global pour les sept courts poèmes qu’il contient, certains sont sous forme de distique ou tercet. La série est dédiée à son ami Louis Aragon. Plus tard dans la même année, ce sont cinq des sept poèmes qui figurent dans l’édition augmentée de Poésie et vérité 1942. La dédicace à Louis Aragon disparaît et chacun des poèmes se voit attribué un titre, en lieu et place de leur numérotation. Enfin, une variante très mineure est à observer entre les deux publications pour le premier distique, En dépit de l’âge : « des nouvelles » devient « les nouvelles ».
Rêves
à Louis Aragon
1 [En dépit de l’âge]
De loin en loin des nouvelles du passé
La bonne clé de la cage
2 [Plaisir du premier printemps]
Plaisirs du premier printemps
Pierre propre de l’enfance
Caresse aux jointures fines
J’inventerai la sagesse
A peine éclairé je rêve.
3 [Compagnon]
Comme une bête domestique
Dans la haute forêt
Une voix sans écho me hèle
4 [La Poursuite]
Une poursuite à travers les salles obscures
D’une château rose ou bleu
Nuit brillante entre les colonnes
Nuit rayonnante entre les lampes d’or
Tout est permis la nuit
Serai-je celui qui tue
Ou celui qui est tué.
5
La rosée la pluie la vague la barque
La reine servante
La perle de la terre
Perle refusée terre consentante
Le départ entre deux feux
Le voyage sans chemin
D’un oui à un autre oui
Le retour entre les mains
De la plus fine des reines
Que même le froid mûrit.
6
Bois meurtri bois perdu d’un voyage en hiver
Navire où la neige prend pied
Bois d’asile bois mort où sans espoir je rêve
De la mer aux miroirs crevés
Un grand moment d’eau froide a saisi les noyés
La foule de mon corps en souffre
Je m’affaiblis je me disperse
J’avoue ma vie j’avoue ma mort j’avoue autrui.
7 [Retraite]
Je sens l’espace s’abolir
Et le temps s’accroître en tous sens.
***
Aux pages 3 et 4 : Hasards noirs des voyages est également constitué de sept groupes de vers. Contrairement à Rêves, Éluard n’attribue pas de titres à ces groupes pour l’édition augmentée de Poésie et vérité 1942. On observe là aussi une variante entre les deux publication sur le premier quintil. Eluard décide d’effacer « notre azur plus jeune » pour le substituer avec « le temps transparent ».
Hasards noirs des voyages
1
Parfaitement éveillée et très belle
A-t-elle le pain qu’il lui faut
Elle n’a que sa beauté
Cet éclat perché haut comme une étoile seule
Pourtant la terre est là
2
Pour voir la terre il faut voir
L’homme et ses enfants hors d’âge
Nul n’a de nom ni d’empire
3
O ma muette désolée
Le chasseur ivre prend ta place
Contemplons le souverain maître
Il s’engourdit
L’acier prolongeait sa prunelle
Pour lui maintenant le monde est couché
4
Et sous les couvertures dures de la terre
La vie est pleine comme un œuf
D’un bouquet d’ombres colorées ombres formées et mûres
Et de jolis yeux purs riant à des langues tirées
5
O ma sœur mon bel aimant
Je te garde le soleil
Le bel espoir du soleil
Je te réchaufferai
Je te désaltérerai
6
La clarté perce les murs
La clarté perce tes yeux
Tu vas voir et tu vivras
7
Nos caresses d’or nos vagues lustrées
Nos corps confondus notre azur plus jeune
Le temps transparent
Nous concevrons le bonheur
Dans le plus grand des miroirs
***
Aux pages 5 et 6, Le célèbre N., l’un de ses textes les plus emblématiques, vient clôturer cette série. Ce poème a été écrit pour Nusch, née le 21 juin 1906 (voir le tercet 3). Dans le recueil 76, Le temps déborde, le poète précise d’une manière analogue la date du « désastre » qui bouleverse sa vie : « Vingt-huit novembre mil neuf cente quarante six », jour de la mort de Nusch (cf. Œuvres complètes, t. II, Pléiade, p. 108).
Pierre Emmanuel, commentant cette déclaration à l’aimée, écrit dans Le Je universel chez Paul Éluard (GLM, 1948, p. 36) « que cette naissance spirituelle (qui, par le processus de conquête sur le passé dont nous avons montré qu’il est nécessaire aux êtres qui s’aiment, ne fait qu’un avec la naissance charnelle de l’aimée) ait lieu à midi, au jour le plus haut de l’été, nous ramène par un de ces hasards du destin qui ne sont que l’envers de déterminations essentielles de l’être, à l’image du Je universel, du soleil qui renferme en son sein la totalité des êtres et des choses ».
Le poème est ici présenté dans sa toute première version, formant des petits groupes de vers, en distiques ou tercets, et toujours numérotés de 1 à 7. Éluard, qui avait à l’origine titré chacun d’entre eux, a ensuite caviardés les titres pour les substituer à des numéros. On peut imaginer que le poète a pris cette décision de dernière minute pour donner une cohérence à l’ensemble de la série publiée dans Poésie 43.
Le distique [5] n’est pas repris dans la seconde édition de Poésie et vérité 1942, et remplacé par le distique « A quoi penses-tu / Je pense au premier baiser que je te donnerai », qui est cette fois numéroté 1. Ce même texte est enfin publié l’année suivante dans Hommages, n°2 (Monaco), juin 1944.
N
Baisers 1
Baisers semblables aux paroles du rêveur
Vous êtes au service des forces inventées.
J’aime 2
Aux rues de petites amours
Les murs finissent en nuit noire
J’aime
Et mes rideaux sont blancs.
Une naissance 3
Le 21 du mois de juin 1906
A midi
Tu m’as donné la vie.
N 4
Sans éclat et douce à son nid
Elle apparaît dans un sourire.
Elle 5
Elle et ses défauts chéris
La perfection de l’amour.
Il faut la voir 6
Il faut la voir au dur soleil grevé de roches inaccessibles
Il faut la voir en pleine nuit
Il faut la voir quand elle est seule.
Facile 7
J’ai dit facile et ce qui est facile
C’est la fidélité.
On joint :
L’édition originale (en tirage courant) de Poésie 43, dans laquelle figure l’ensemble des poèmes
Provenance :
Archives Pierre Seghers
Ancienne collection Jacqueline Galy
Bibliographie :
Poésie 43, mai-juin 1943, n°XIV, dir. Pierre Seghers, p. 6-10
Poésie et vérité 1942, seconde édition augmentée, Neuchatêl, éd. de la Baconnière, coll. des Cahiers du Rhône, 1943, p. 59, 77, 83-91
Hommages, n°2 (Monaco), juin 1944
Œuvres complètes, t. 1, éd. Marcelle Dumas et Lucien Scheler, Pléiade, p. 1115-1116, 1118-1122