ÉLUARD, Paul (1895-1952)
Poème autographe signé « Paul Eluard »
S.l.n.d. [1944], 1 p. in-4° sur papier quadrillé à l’encre bleue
« Celle qui ressemble aux morts / Qui sont morts pour être aimés »
Fiche descriptive
ÉLUARD, Paul (1895-1952)
Poème autographe signé « Paul Eluard »
S.l.n.d. [1944], 1 p. in-4° sur papier quadrillé à l’encre bleue
Manuscrit de travail avec caviardages et corrections
Annotation typographique à la mine de plomb au coin supérieur gauche
Bouleversant poème, l’un des plus célébrés d’Éluard, composé en réaction au supplice des femmes tondues pendant l’épuration à la Libération de la France, à l’été 1944
« En ce temps…
Comprenne qui voudra
Moi mon remords ce fut
La malheureuse qui resta
Sur le pavé
La victime raisonnable
À la robe déchirée
Au regard d’enfant perdue
Découronnée défigurée
Celle qui ressemble aux morts
Qui sont morts pour être aimés
Une fille faite
Pour un bouquet
Et couverte
Du noir crachat des ténèbres
Une fille galante
Comme une aurore
De premier mai
La plus aimable bête
Souillée et qui n’a pas compris
Qu’elle est souillée
Une bête prise au piège
Des amateurs de beauté
Et ma mère la femme
Voudrait bien dorloter
Cette image idéale
De son malheur sur terre
Paul Éluard »
En dénonçant par le verbe le traitement réservé aux femmes tondues, cibles d’un patriotisme de la dernière heure et parfois opportuniste, Éluard nous plonge sans détour dans la violence extra-judiciaire de l’épuration.
Il explique dans Raisons d’écrire les causes qui le poussèrent à la composition de ce poème : « Réaction de colère. Je revois, devant la boutique d’un coiffeur de la rue de Grenelle, une magnifique chevelure féminine gisant sur le pavé. Je revois des idiotes lamentables, tremblant de peur sous les rires de la foule. Elles n’avaient pas vendu la France et elles n’avaient souvent rien vendu du tout. Elles ne firent, en tout cas, de morale à personne. Tandis que les bandits à face d’apôtre, les Pétain, Laval, Darnand, Déat, Doriot, Luchaire, etc. sont partis. Certains même, connaissant leur puissance, restèrent tranquillement chez eux, dans l’espoir de recommencer demain. »
Éluard met donc sa gloire à contribution avec ce texte inouï, à la postérité immense, sobrement intitulé « Comprenne qui voudra ». Comme l’expliquent Olivier Barbarant et Victor Laby, le poète « donne ainsi aux ‘tondues’ le statut d’une Thisbé ou d’une Juliette : celui de l’amoureuse condamnée à aimer malgré les lois des hommes et la haine de la société » (Paul Éluard, comme un enfant devant le feu, éd. Seghers, p. 236). Car c’est bien l’amour incarné par celle qui est « souillée », qui prévaut pour Éluard, par-delà la violence. Face à la meute, le poète tente de rendre sa dignité à « la victime raisonnable ».
Le poème est publié pour la première fois en une des Lettres française, 1944, 2 décembre, n°32. Il parait ensuite le 15 décembre dans son recueil de poèmes clandestins Au Rendez-vous allemand, aux Édition de minuit (p. 42).
Bien des années plus tard, dans une séquence télévisuelle d’anthologie, Georges Pompidou cite avec émotion et justesse quelques-uns des vers du poème alors qu’il est interrogé en conférence de presse au sujet du suicide de l’enseignante Gabrielle Russier, trainée dans la boue pour avoir eu une relation amoureuse avec l’un de ses élèves de lycée. Dans une réponse maitrisée au journaliste Jean Michel Royer de RMC, il explique : « Je ne vous dirai pas tout ce que j’ai pensé d’ailleurs sur cette affaire. Ni même ce que j’ai fait. Quant à ce que je j’ai ressenti, comme beaucoup, eh ! bien ‘Comprenne qui voudra / Moi, mon remords ce fut / […] la Victime raisonnable / Au regard d’enfant perdue / […] Celle qui ressemble aux morts / Qui sont morts pour être aimés… C’est du Éluard » (ORTF, 22 sept. 1969). Lui-même grand amateur de poésie, Pompidou fait paraître en 1961 ce poème dans son Anthologie de la Poésie Française (éd. Hachette, 1961, p. 482-483, de l’incipit jusqu’à « La plus aimable bête… »).
En tête du présent manuscrit, Éluard a écrit les mots : « En ce temps… » ; l’inscription sera développée dans l’édition du recueil : « En ce temps-là, pour ne pas châtier les coupables, on maltraitait des filles. On allait même jusqu’à les tondre. ».
Un autre manuscrit de ce poème, provenant du fonds J. Trutat, est conservé à la BnF (réf. n°46770372).
On joint :
– Au rendez-vous allemand, Paris, Éditions de Minuit, 15 décembre 1944, dans lequel figure le présent poème en page 42. Édition originale, exemplaire du tirage ordinaire sur papier satiné (après 120 ex. sur pur fil). Illustré en frontispice de la reproduction au trait d’un burin de Pablo Picasso. Exemplaire broché, tel que paru, en bel état, couverture très légèrement jaunie en marge.
– Un ensemble de huit photographies en tirage de presse (18 x 24cm chaque, tampon de l’agence L.A.P .I. au verso pour la plupart) de à la Libération de Paris (19 – 26 août 1944). L’une d’entre elles figure une femme tondue, encerclée par la foule et marquée d’une croix gammée sur le front. Plusieurs de ces clichés ont été reproduits dans Libérez Paris !, Michel Lefebvre & Claude Maire, éditons de La Martinière, 2014.
Provenance :
Collection particulière
Bibliographie [voir supra] :
Œuvres complètes I, éd. Marcelle Dumas et Lucien Scheler, Pléiade, p. 1261