FLAUBERT, Gustave (1821-1880)

Lettre autographe signée « Gve Flaubert » à Pauline Sandeau
[Croisset], samedi [16 novembre 1867], 3 p. in-8° sur papier vergé bleu

« Après celui-là, bonsoir ! Je dirai adieu aux bourgeois pour le reste de mes jours »

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Fiche descriptive

FLAUBERT, Gustave (1821-1880)

Lettre autographe signée « Gve Flaubert » à Pauline Sandeau
[Croisset], samedi [16 novembre 1867], 3 p. in-8° sur papier vergé bleu
Traces de pliures d’époque, quelques légers frottements, ancienne trace d’onglet sur le dernier feuillet

Admirable lettre de Flaubert, alors en pleine rédaction de L’Éducation sentimentale


« Si je vous écrivais chaque fois que je pense à vous, je me ruinerais en timbres-poste. Comment d’ailleurs ne songerais-je pas à votre jolie mine, puisque je l’ai là, devant moi, clouée sur mon armoire aux pipes ! Je voudrais bien la voir en nature. C’est tout ce que j’ai à vous dire.
Que faites-vous ? Que lisez-vous ? etc. Et votre cher fils ?
Vous devez maintenant être revenue à l’Institut ?
Comment va madame Plessy ? On m’a conté qu’elle était ou avait été très malade.
Quant à votre ami, il espère, à la fin de janvier, avoir terminé la seconde partie de son roman
[L’Éducation sentimentale]. Comme il m’embête ! Comme il m’embête ! Après celui-là, bonsoir ! Je dirai adieu aux bourgeois pour le reste de mes jours(1).
J’oubliais de vous remercier de votre dernière lettre qui était ravissante. Le mot est bien usé, n’importe ! Ici, je le maintiens bon. Pourquoi est-on si attaché à vous ?
Une de vos prédilections m’est revenue à la pensée, dernièrement, en lisant, dans le dernier volume de Michelet
(2), son jugement sur Rousseau(3). Ce jugement-là(4) (qui est le mien et que, par conséquent, j’admire) a dû vous choquer. Car vous aimez ce vieux drôle, autrement vous ne seriez pas femme. À toutes les objections que l’on fait contre lui, on vous répond qu’il avait « tant de cœur » ! Moi aussi, j’en ai, mais je n’ai pas précisément toutes ses habitudes, ni sa descente(5) – ni son style, hélas !
Nous ne nous sommes pas vus depuis que votre ami Feuillet a publié Camors
(6). Je trouve cela très remarquable. Jamais il n’a si bien fait.
Et votre époux ? « a-t-il quelque chose sur le chantier » ?
Je voudrais bien produire une œuvre qui vous enchantât, car vous êtes une des personnes dont j’estime le plus le goût – malgré votre voisinage à l’Académie
(7)
Envoyez-moi quelques fois votre écriture.
Je vous baise les deux mains aussi longtemps que vous le permettrez.
Gve Flaubert »


1- Flaubert pesta toujours contre le milieu bourgeois en particulier et dont il était issu. Il aurait voulu le voir se comporter autrement, surtout dans le domaine artistique, qui était si cher à son esprit. On connait l’une de ses célèbres citations à ce sujet : « J’appelle bourgeois quiconque pense bassement ».

2- Histoire de France au XVIIIe siècle (t. XIX, Louis XV et Louis XVI) venait de paraître.

3- Michelet dresse dans son ouvrage un portrait peu flatteur de Rousseau : « Il [Jean-Jacques Rousseau] veut qu’on ait dans chaque État un Code moral […]. Il faut que chacun déclare, confesse, articule sa foi (et sous peine de mort, dans le Contrat social). La discordance de Rousseau avec l’Encyclopédie et l’esprit même du siècle, là, était tranchée, terrible. Là commence un cours nouveau d’idées qui ira tout droit à la Fête de l’Être suprême. – Puis, la réaction l’exploite, de Robespierre à De Maistre »
Flaubert approuve cette critique assassine sur Rousseau et renchérit dans une lettre adressée à Michelet, écrite quatre jours avant la nôtre : « Quant à votre jugement sur Rousseau, je puis dire qu’il me charme, car vous avez précisé exactement ce que j’en pensais. Bien que je sois dans le troupeau de ses petits-fils, cet homme me déplaît. Je crois qu’il a eu une influence funeste. C’est le générateur de la démocratie envieuse et tyrannique. Les brumes de sa mélancolie ont obscurci dans les cerveaux français l’idée du droit ».

4-  Dans sa jeunesse, Flaubert a lu les Confessions, avec admiration. Mais son jugement change quand il aborde les écrits politiques de Rousseau, qu’il a lus et annotés pour L’Education sentimentale, vers 1864.

5- Rousseau souffrait vraisemblablement d’une hernie inguinale de la vessie, qui l’obligeait à porter une sonde.

6- Monsieur de Camors, d’Octave Feuillet, paru en 1867.

7- L’Académie française est aux yeux de Flaubert un cénacle de bourgeois. On se souvient de sa stupéfaction et de son ironie à l’égard de la candidature de son ami Baudelaire six ans plus tôt.


L’Éducation sentimentale est le fruit de trois essais de jeunesse de Flaubert. Ainsi de janvier 1843 à janvier 1845 il produit une première Éducation sentimentale qui succédait à la rédaction de Novembre, achevé le 25 octobre 1842 , et à une toute première ébauche de jeunesse intitulée Mémoires d’un fou en 1838.
Le roman définitif est le fruit de presque cinq longues années de travail sans relâche, rédigé à partir de septembre 1864 et achevé le 16 mai 1869 au matin.

« Après celui-là, bonsoir ! Je dirai adieu aux bourgeois pour le reste de mes jours »
La bourgeoisie au sens large, évoquée ici par Flaubert, s’incarne dans son roman par le personnage de Jacques Arnoux. Il représente le bourgeois parvenu. Arnoux est aussi, en quelque sorte, la preuve d’un certain affaiblissement de la petite bourgeoisie. Il est infidèle à sa femme malgré toute la bonté que celle-ci lui porte. C’est un spécialiste de l’arnaque, signe d’un succès sans scrupule.

Référence :
Gustave Flaubert, Correspondance, éd. J. Bruneau, Pléiade, t. III, p. 703-704

Provenance :
Alidor Delzant