GIDE, André (1869-1951)

Lettre autographe signée « A. G. » [à Élie Allégret]
Uzès [1er janvier 1892], 6 p. in-8°

« Je crois décidément qu’il ne faut s’inquiéter du jugement que de ceux que l’on estime et, pour les autres, ne pas s’inquiéter de leur plaire »

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Fiche descriptive

GIDE, André (1869-1951)

Lettre autographe signée « A. G. » [à Élie Allégret]
Uzès [1er janvier 1892, annoté d’une autre main au crayon], 6 p. in-8°
Marge du dernier feuillet effrangée, traces de pliures d’époque

Longue et belle lettre de jeunesse, aux profondes confidences, à son précepteur et ami


« Mon ami,
Cette lettre ne t’arrivera pas le jour de l’an, mais au moins tu sauras que, le jour de l’an, j’ai pensé à toi, – puisque c’est aujourd’hui et que je t’écris.
Tu m’as envoyé la meilleure des lettres ; je comprends sans cesse un peu plus combien profondément je te suis attaché, et c’est tout spontanément – (pas beaucoup plus ce jour-ci pourtant que tous les autres) que je fais des vœux de chrétien et d’ami pour tout ce que tu veux faire. Tu n’es pas heureusement un de ceux à qui on veuille souhaiter seulement le bonheur, car tu ne places pas ton bonheur où le placent “les autres” – Je n’insiste pas là dessus, car nous nous entendons bien. Au moins puis-je faire de vifs et sincères souhaits pour le bonheur de votre futur ménage.
J’aimerais énormément causer avec toi, car nous avons vraiment l’un et l’autre trop de choses à nous dire pour qu’une lettre ne devienne pas d’une ridicule insuffisance. Nous avons pris l’un et l’autre l’habitude de vivre le plus possible dans le moins de temps possible. – Autrement dit, d’employer le mieux possible son temps. Aussi pour ma part j’ai terriblement évolué depuis que je ne t’ai vu. Ton agitation, rien qu’à y penser, me donne mal à la tête ; je te plains d’autant plus que je sors à peine de la plus lassante des vies. Je courais du matin au soir, et le soir j’étais si agité encore que je ne retrouvais plus le sommeil. Mais tandis que des devoirs acceptés te guidaient, ce qui me guidait, moi, c’était une fantaisie seule ou bien les ridicules devoirs du monde. Heureusement, j’ai lâché tout ça, car je commençais à me mépriser moi-même, à force de me traîner parmi des gens que je n’estime pas. Je crois décidément qu’il ne faut s’inquiéter du jugement que de ceux que l’on estime et, pour les autres, ne pas s’inquiéter de leur plaire – et c’est très difficile quand on vit au milieu d’eux.
Maintenant je suis à Uzès où je travaille à me désencombrer la cervelle de tous les faux biens que j’y avais entassés au hasard. J’ai commencé de me reprendre l’avant-veille
de Noël et j’étais déjà tranquille à peu près, pour goûter un excellent Noël. Maintenant, je lis, j’écris et je médite
. J’écris le soir le résumé de mes pensées du jour. C’est une méthode dont j’use chaque fois que je me sens perdu dans les choses, et que j’abandonne sitôt que je me suis retrouvé. Rien ne te dira mieux mes plus intimes pensées que de te copier ceci que j’écrivais les soir de mon arrivée ici.

Aucune chose ne vaut l’inquiétude qu’on se donne pour elle. Car bien peu de choses valent qu’on s’en occupe, et ces quelques là ont en elles une sûreté qui repose. On ne s’inquiète que loin de Dieu ; car pour toutes choses, elles passeront avant que nos désirs s’en soient rassasiés, ou bien elles resteront lorsque nous ne les désireront plus.
Les faux biens vous abusent ; on ne recherche plus Dieu parce qu’on
ne voit pas qu’on est pauvre. On se croit riche parce ces biens sont nombreux : on en a tant ! On ne les compte plus.

Il n’y a qu’un bien qui fasse riche, c’est Dieu. Et comme ce bien est unique, on sait bien quand on le possède ou quand on ne le possède pas ; on le compte facilement ; il est unique ; il vous remplit ; et c’est pour cela qu’il repose. Ô mon Dieu, quand donc viendra l’heure où tu m’occuperas tout entier.
Ce que tu me dis du livre de [Gaston] Frommel me fait plaisir. J’ai déjà relu l’étude sur [Pierre] Loti et celle sur [Paul] Bourget – et sois bien sûr que je lirai les autres car j’ai trouvé déjà dans celles ci un réel profit et un vif intérêt. Je regrette seulement, – et c’est certainement là un défaut, un grand défaut du livre, – qu’il n’ait pas paru il y a quatre ans – ou bien qu’il s’occupe de personnalités dont l’intérêt s’est déjà beaucoup épuisé et qui déjà ont un peu fait place à d’autres – (j’en excepte [Charles] Secrétan, qu’on commence seulement à aimer et aimer de plus en plus dans la jeunesse des lycées et de la Sorbonne).
D’ailleurs ce défaut d’actualité ne s’apercevra plus dans quelques années, car les types qu’à choisi ton ami sont importants et les études sur eux bien remarquables.
Nous n’irons pas je crois sur la Corniche – mais tout simplement à Montpellier.
Au revoir – à quand ?…
mais j’ai bon espoir.
Ton ami A.G »


Une grande ambition littéraire s’affirme à cette époque charnière pour le jeune André Gide ; celle-ci se définissant comme une morale. Il vit alors une période d’exaltation religieuse — qualifiée « d’état séraphique ». Il puise abondamment dans la Bible, les auteurs grecs, et pratique l’ascétisme.

Élie Allégret (1865-1940), pasteur protestant, est invité en 1885 par Juliette Rondeaux, veuve de Paul Gide et mère d’André Gide, au château de La Roque-Baignard pour devenir le précepteur de son fils et diriger à la fois ses lectures et son éducation religieuse. Gide aima passionnément ce dernier, et fit des voyages avec lui, notamment en Afrique.
L’écrivain entretint
une relation avec le quatrième fils de son précepteur (Marc Allégret), quelques années plus tard.