[HUGO] DROUET, Juliette (1806-1883)
Lettre autographe signée « Juliette » à Victor Hugo
S.l [Paris], 9 décembre [1846], « mercredi matin », 10 h ½, 4 p. in-4°
« Tu n’as rien omis, rien oublié rien dédaigné. Et tout cela dans ton plus beau style et plus sublime poésie »
Fiche descriptive
[HUGO] DROUET, Juliette (1806-1883)
Lettre autographe signée « Juliette » à Victor Hugo
S.l [Paris], 9 décembre [1846], « mercredi matin », 10 h ½, 4 p. in-4°
Pliure centrale renforcée, léger manque avec atteinte à deux lettres, deux mots caviardés par Juliette Drouet
Timbre sec « BR » au coin supérieur gauche
Superbe lettre inédite à son amant Victor Hugo, évoquant avec passion la lecture que ce dernier lui fit, la veille au soir, d’un chapitre de son roman Les Misères, qui quinze ans plus tard devinrent Les Misérables
« Bonjour, mon cher bien aimé, bonjour mon adoré petit Toto, bonjour mon amour comment vas-tu ce matin ? as-tu eu bien froid cette nuit en rentrant chez toi ? j’ai bien regretté d’avoir éteint mon feu hier par distraction et dans un but d’économie. Si j’avais pu penser que tu rentrerais avec tes pauvres pieds mouillés j’aurais fait tout le contraire au risque de mettre le feu à la maison. Je te promets que la nuit prochaine tu auras du bon feu. Mon Dieu que c’est beau ce que tu m’as lu hier soir. J’en ai encore le cœur tout ému. Tu n’as jamais rien fait de plus grand, de plus vrai, de plus douloureux, de plus doux, de plus généreux et de plus consolant que ces premières pages de ton Jean Trejean. Tout y est. Depuis les plus grandes choses de la nature jusqu’aux plus petits détails de la toilette empire de Mlle Sylvanie, depuis la dureté de cœur des bourgeois jusqu’à l’ineffable bonté du vieil évêque [M. Myriel], depuis les féroces préjugés du monde jusqu’à la morale si généreuse et si douce de Jésus-Christ1. Tu n’as rien omis, rien oublié rien dédaigné. Et tout cela dans ton plus beau style et de ta plus sublime poésie… pardon mon Victor adoré, pardon pour la ridicule page d’admiration que je viens de t’écrire. Il est permis au ciron [espèce d’acarien. Pascal, dans sa pensée sur « Les deux infinis », le prend comme exemple de l’infiniment petit] d’admirer Dieu dans sa petite âme de ciron, mais il n’est donné qu’aux aigles de s’en approcher parce qu’ils ont des ailes. J’aurais dû me borner ce matin à t’exprimer ma reconnaissance pour le bonheur immense que tu m’as donné cette nuit sans chercher à te traduire tout ce que j’ai éprouvé en t’écoutant […]. Il y a une sorte d’ivresse du cœur qui fait que l’âme et l’esprit ont leur vertige comme le corps. C’est ce qui m’arrive dans ce moment-ci. […] Laissez-moi donc vous dire en toute hâte que vous êtes mon cher petit toto que j’aime et que j’adore. Que je baise sur toutes les coutures, que je désire et que j’attends de toutes mes forces et à qui je recommande de m’être bien fidèle, de venir tout de suite et de m’aimer toujours.
Juliette. »
Cette lettre permet de prendre toute la mesure de l’émotion vécue par Juliette suite à la visite, la veille au soir, de son amant Victor venu lui faite une lecture de ce qui n’est encore que Jean Tréjean, le roman qu’elle copie depuis qu’il en a commencé l’écriture l’année précédente. On devine par ailleurs certains personnages, dont les noms furent ensuite changés, ainsi, sans la version définitive du roman, Mademoiselle Sylvanie, sœur de Monseigneur Myriel (ici le « vieil évêque »), devient Mademoiselle Baptistine : « Mademoiselle Sylvanie, douce, mince, frêle, un peu plus grande que son frère, vêtue d’une robe de soie puce, couleur à la mode en 1806, qu’elle avait achetée alors à Paris et qui lui durait encore […]. La robe de mademoiselle Sylvanie était coupée sur les patrons de 1806, taille courte, fourreau étroit, manches à épaulettes, avec pattes et boutons. »
S’agissant de Juliette, si les analogies entre sa propre jeunesse et le personnage de Fantine relèvent de la spéculation, on sait avec plus de certitude qu’elle sensibilisa l’écrivain sur la question de la misère. Elle contribue en outre à collationner les manuscrits, les recopie, participe à documenter Hugo, notamment sur la vie des couvents. C’est aussi Juliette qui, le 13 décembre 1851, quelques jours seulement après le coup d’État de Napoléon III, rejoint Victor à Bruxelles avec la fameuse « malle aux manuscrits », qui contient toutes les œuvres de l’écrivain, dont les futurs Misérables, composés aux deux tiers.
L’élaboration des Misérables est bien documentée. Victor Hugo en commence les premières ébauches un an plus tôt, en novembre 1845. Le premier titre envisagé par l’écrivain est alors Jean Tréjean, tiré du nom du personnage principal qui plus tard devient Jean Vlajean, puis Jean Valjean. En décembre 1847, le roman, déjà écrit en grande partie, devient Les Misères. Les évènements de 1848, l’activité de Hugo homme politique pendant la Deuxième République et les tribulations de l’exil sont autant d’obstacles à l’achèvement de l’œuvre. Hugo est en parallèle en pleine rédaction des Contemplations. Douze ans plus tard, en 1860, alors qu’il est en exil à Guernesey, Hugo reprend la plume pour achever son roman. Il n’existe par ailleurs pas deux versions différentes entre le manuscrit antérieur à la Révolution de 1848 et celui de l’exil. Le manuscrit des Misérables est à ce titre manuscrit des Misères corrigé et augmenté.
Le premier tome parait le 30 mars 1862, par les éditions Albert Lacroix, Verboeckhoven et Cie, et quatre jours après à Paris. Les parties deux et trois paraissent le 15 mai, les parties quatre et cinq sortent le 30 juin. Si les réactions sont diverses, le succès est immédiat.
[1] Les bourgeois de Senez se moquent de Monseigneur Myriel qui monte un âne. « Monsieur le maire, dit l’évêque, et messieurs les bourgeois, je vois ce qui vous scandalise, vous trouvez que c’est bien de l’orgueil à un pauvre prêtre de monter une monture qui a été celle de Jésus-Christ. » Monseigneur Myriel invente exemples et « paraboles allant droit au but, avec peu de phrases et beaucoup d’images, ce qui était l’éloquence même de Jésus-Christ, convaincu et persuadant ». (Les Misères)
Provenance :
Collection particulière
Sources :
Les Misérables, éd. Maurice Allem, Pléiade, 1951, VIII-XVII
Les Misères, éd. de Guy Rosa consultée sur son site à groupugo.div.jussieu.fr
Nous remercions Florence Naugrette pour les éléments qu’elle nous a aimablement communiqués.