HUGO, Victor (1802-1885)

Lettre autographe adressée à Delphine de Girardin
Marine Terrace [Jersey] 2 mai [1854], 4 pages petit in-8

« On a dit que j’étais à Paris, à l’Opéra, en domino, et que probablement je m’étais mis un faux nez pour ressembler à M. Bonaparte »

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Fiche descriptive

HUGO, Victor (1802-1885)

Lettre autographe adressée à Delphine de Girardin
Marine Terrace [Jersey] 2 mai [1854], 4 pages petit in-8 remplies d’une écriture serrée

Longue et magnifique lettre du poète exilé se moquant ouvertement de Napoléon III suite à des rumeurs sur sa présence à Paris. Hugo fait ensuite une remarquable autoanalyse de ses poèmes satiriques Les Châtiments, paru l’année précédente.


« Puisqu’il pleut, je pense à vous, et je me fais du soleil comme cela, à travers les froides larmes de l’averse qui inonde les vitres de mes fenêtres-guillotines, j’évoque votre beau sourire, madame, votre grâce souveraine, votre esprit éclatant, votre conversation pleine d’un rayonnement d’Olympe, vous m’apparaissez déesse, vous me parlez, femme, vous m’enchantez l’esprit, et je me fiche de la mauvaise humeur du mois de mai. 
Ah ! ça, ne me dites donc pas que vous m’écrivez des lettres de huit pages, pour ne pas me les envoyer. À l’instant même, d’affamé que j’étais, je deviens goulu, et les quatre petites pages que j’ai dans les mains, si exquises et si ravissantes qu’elles soient, ne me suffisent plus. Tel est l’exilé, depuis Adam, notre ancien, à nous bannis. Conclusion : écrivez-moi douze pages la prochaine fois.
Comment ! vous me faites cette question : « Faut-il vous envoyer, etc. ? » — Est-ce que je suis de ceux à qui « la joie fait peur » ? Je veux, oui, madame, je veux mon exemplaire. C’est déjà bien assez de n’avoir pas eu ma loge. [Paul] Meurice me le fera parvenir. Remettez-le lui. Je sais déjà de la Joie fait peur deux choses : l’idée qui m’a charmé et le succès qui m’a ravi. — Retournez cette tête de phrase, je vous prie, car l’idée m’a fait encore plus de plaisir que le succès.
Donc, on a dit que j’étais à Paris, à l’Opéra, en domino, et que probablement je m’étais mis un faux nez pour ressembler à M. Bonaparte. Vous avez eu raison de répondre : « Il serait venu chez moi ». Ajoutez-leur ceci : que je ne me mettrai pas derrière un masque le jour où je me mettrai derrière une barricade. — En attendant, dans la Baltique et dans la Mer Noire, l’Anglo-France jette un triste fulmi-coton [allusion à la guerre de Crimée].
Ce que vous me dites du livre en question [Les Châtiments] m’enchante. Ce genre de succès est le bon ; c’est une lettre de change tirée sur l’avenir. Vous rappelez-vous le temps où ces gros dindons d’hommes dits d’État (ce dindondomdéta fait harmonie imitative) où ces dindons se moquaient des poëtes et disaient : « À quoi cela sert-il » ? — Cela sert d’abord à être exilé. Ensuite cela sert à leur mettre l’écriteau au cou, quand par hasard ces dindons s’avisent de devenir vautours. Voilà à quoi cela sert.
Quand la littérature empoigne la politique, voilà ce qui se passe. Nous serrons bien et nous serrons ferme.
Oh ! que je voudrais avoir ici une de ces merveilleuses glaces allemandes dont vous me parlez ! comme je sais bien quelle figure j’y ferais paraître ! Je me redonnerais à toute heure la splendide et douce vision du 6 septembre 1853, ce jour où, entrant dans ma serre, je dis : Tiens ! et où vous me dîtes : Oui ! — Je relis le livre Solution d’Orient. Entrez, je vous prie, chez le grand penseur d’à côté, et dites-lui de ma part que c’est un beau et profond livre. Je voudrais qu’il y eût au bout de vos doigts une tache de votre encre pour la baiser.
Quand vous verrez Th[éophile] Gautier et [Edouard de] Cabarrus, dites-leur que je les aime
Marine-Terrace f. vous embrasse, et Marine-Terrace m. se met à vos pieds (Voir pour les abréviations le dictionnaire.) »


Les Châtiments est un recueil de poèmes satiriques de Victor Hugo, publié en 1853. À la suite du coup d’État du 2 décembre 1851, qui aboutit l’arrivée au pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte, Victor Hugo s’exile. Ces vers sont, pour le poète, une arme destinée à discréditer et renverser le régime de Napoléon III ; en effet, Victor Hugo lui voue une fureur vengeresse et un mépris sans bornes.

La Joie fait peur évoqué ici par Hugo est une comédie de D. de Girardin écrite le 25 février 1854.

Solution de la question d’Orient, et la neutralité perpétuelle de l’Egypte est un livre de Gaëtan de Raxi de Flassan publié en 1840.

Edouard Tallien de Cabarrus (1801-1870), fils de Thérésa Tallien, est médecin homéopathe ; il ne s’occupe pas de politique. Disciple de Hahnemann, il se consacre uniquement à ses malades. Il est par ailleurs l’ami intime d’Émile de Girardin.

Paul Meurice (1818-1905) est un romancier et dramaturge français. Il a été l’un des grands amis de Victor Hugo pendant de longues années. À la mort de ce dernier, Paul Meurice et Auguste Vacquerie sont nommés comme ses exécuteurs testamentaires. En 1902, Paul Meurice fonde la Maison de Victor Hugo, place des Vosges à Paris.

 

Hugo – Œuvres complètes, correspondance, tome II p. 191-192
Provenance : Collection M. Détroyat