JARRY, Alfred (1873-1907)

Lettre autographe signée « Alfred Jarry » à Alfred Valette
Laval, 31 janv[ier] [19]07, 4 pp. in-12°

« C’est étrange comme la santé physique est liée intimement à la question santé… phynances »

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Fiche descriptive

JARRY, Alfred (1873-1907)

Lettre autographe signée « Alfred Jarry » à Alfred Valette
Laval, 31 janv[ier] [19]07, 4 pp. in-12

Longue lettre, en grande partie inédite, jalonnée d’absurde et au vocabulaire ubuesque, dans laquelle Jarry annonce le décès d’une de ses tantes


« Monsieuye
Il nous arrive des aventures bien imprévues. Nous croirions vivre un 5e acte de tragédie invraisemblable… remplacera-t-elle le Pantagruel au cours de 1907 ?
Nous recevons par le même courrier : 1° une lettre pressée de notre grand-oncle Le Restif des Tertres : « Ta tante est très malade » (malheureusement la lettre est d’abord allée 7, rue Cassette ; – et 2°… le faire-part, que nous vous adressons à titre de curiosité. Nous n’avons nulle envie, cette fois, d’adresser le nôtre individuel – Nous avons naturellement, en pareille circonstance, pu trouver les fonds minimes du voyage chez notre notaire, et serons demain à Lamballe, pour revenir d’ailleurs à Laval.
Ainsi que notre sœur, le soir même ou samedi matin, si nous sommes retenus, ce qui est probable, chez l’autre oncle Gorvel. Notre adresse est donc toujours à Laval.
Je ne doute pas – à moins que mon mot dernier ne se soit égaré – que vous n’ayez bien voulu consentir au service percepteur (au cas contraire, nous désirerions récupérer au plus tôt le papier « commandement » pour aviser d’ici). Il nous sera difficile d’économiser sur le voyage Lamballe, mais les rentrées rue de Bootz sont meilleures que nous ne pensions (notre présence y sert beaucoup).
Ce sera 40 au lieu de 30 cette semaine, dont 5 furent touchés hier. La situation provisoire n’est donc pas si mauvaise. C’est étrange comme la santé physique est liée intimement à la question santé… phynances. Nous nous persuadons de plus en plus que même l’été dernier nous n’avons pas été malades… sauf l’usure du moteur. Aujourd’hui – pardon du détail ! – il nous repousse, Monsieuye ! Des poils sur les bras et quasi dans les mains, au train de – quasi également – un centimètre par jour ! Si ça continuait, ça ne ferait jamais que 3m65 par an – la largeur presque du tripode, auquel M. Dubois a octroyé 3m69 – mais il faut savoir se contenter de peu, et c’est largement, sinon suffisant, du moins convenable.
Nous ne saurions trop vous glorifier de ce que – [la revue] Chanteclair aidant, duquel Chanteclair hélas ! si j’en juge par le silence de Franc-Nohain, nous ne verrons jamais rien autre chose – vous nous permîtes de paraître demain à Lamballe en des atours autres que la Grande Capeline. Les vielles familles de Bretagne sont d’autant plus simples qu’elles ont plus de bouteille, mais… tout de même ! Mes cousinages d’auront qu’un luxe, lequel réjouirait Madame Rachilde, les chevaux, pas pour aller au cimetière bien entendu mais pour regagner leur tripode respectifs : les bestioles attelées des La Salle, St Mirel (beau-frère de feu ma tante), Motte-Colas sont célèbres dans a région.
Il est remarquable que notre tante est décédé à 70 ans, alors que nos oncles on l’un 85 et l’autre 86 et se portent à merveille, ce sont nous nous réjouissons ainsi que de notre précieuse longévité à nous-même, laquelle doit être considérable si nous en jugeons par le nombre de fois que nous sommes oncle à la mode de Bretagne grâce au brav’ cap’taine Morinière : alternativement un neveu, une nièce, un ou une par an depuis 8 ans, ça ne nous rajeuni pas !
Bien cordialement, Monsieuye
Alfred Jarry »


Alfred Jarry avait pour habitude d’utiliser le vocabulaire de sa pièce de théâtre Ubu Roi dans sa correspondance avec Alfred Valette, qui était directeur du Mercure de France (il fréquente depuis 1896 le phalanstère de Valette situé à Corbeil, près de la Seine, où les dimanches sont le lieu de repas entre gens de lettres). Vers la fin de sa vie, Alfred Jarry se mettra de plus en plus à ressembler à son personnage, parlant comme lui.

C’est au courant de l’année 1904 que Jarry décide d’acheter, par devant notaire, un petit terrain pour y construire sa propre maison de vacances et commande au menuisier Dubois, une cabane de 3,50 m de côté montée sur quatre pieds, appelée le « Tripode » car reposant sur quatre pieds. Sur un devis de mille deux cent vingt francs, il devait encore mille deux cent onze francs au menuisier le jour de son décès. Alfred Jarry n’y est venu que de rares fois, sa mauvaise santé l’obligeant à se réfugier à Laval chez sa sœur et la cabane ayant été terminée dix-huit mois avant sa mort.
Le « Mémoire des travaux exécutés pour le compte de M. Jarry, propriétaire », est envoyé par le charron Dubois en 1906, précise que le paquet était de 3 mères 67 sur 3 mètres 33.

La formule utilisée par Jarry sur la revue Chanteclair laisse penser qu’à défaut d’être publié, il fut quelque peu dédommagé de ses frais.

Suite à cette missive, Jarry se rend dès le lendemain à Lamballe à l’occasion du décès soudain, quelques jours plus tôt, de sa grand-tante Lerestif des Tertres.

Références :
Œuvres complètes, Pléiade vol. III, p. 643-644 (lettre partiellement transcrite avec des erreurs)

Provenance :
Librairie Coulet-Faure, Drouot du 14 au 17 juin 1954 (bibliothèque d’un amateur, n°212 au catalogue)