MARTIN DU GARD, Roger (1881-1958)

Lettre autographe signée « Roger Martin du Gard » à un critique
Porquerolles, 30 juin 1922, 6 pp. in-8°

« Je voudrais que la pensée fût absente de ce livre. Des êtres, des êtres sans plus. Si je réussi à les évoquer devant vous avec toute la complexité que je vois en eux, l’œuvre vaudra quelque chose »

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Fiche descriptive

MARTIN DU GARD, Roger (1881-1958)

Lettre autographe signée « Roger Martin du Gard » à un critique
Porquerolles, 30 juin 1922, 6 pp. in-8°
Emboitage et chemise en demi-maroquin brun et cartonnage, titre et auteurs dorés.
Ex-libris d’Angré Gutzwiller à sa devise « In Silentum »

Longue et merveilleuse lettre inédite traitant de son parcours littéraire, de ses influences et plus largement de son roman fleuve Les Thibault


« Monsieur, je vous avoue que c’est la première fois que je n’éprouve pas une répugnance invincible à donner qqs renseignements sur moi. Mais je me souviens de l’article très remarquable, un des meilleurs que je connaisse, que vous avez écrit sur mon ami André Gide, lequel se trouve actuellement ici auprès de nous, et qui m’a redit l’estime qu’il vous porte. Je me décide donc à vous envoyer, au courant de la plume, quelques précisions biographiques dont vous ferez l’usage que vous voudrez. De cette lettre, écrite sur la plage, avec une plume qu’un mois de bains de mer ou de soleil ont passablement rouillée !
Né en 1881. 41 ans – « Bourgeoisie parisienne », depuis plusieurs générations !… […] À 18 ans, mes livres de chevet étaient les lettres de Flaubert et « Guerre et Paix ». J’ai toujours trouvé la forme habituelle du roman français, étriquée, essoufflée […] J’ai toujours été porté vers les œuvres longues […]
Depuis la guerre, « Les Thibault » […]. C’est mon attraction depuis toujours. L’amitié de Copeau, l’amitié de Gide, une seconde et importante rencontre aussi avec l’œuvre de Dostoïevski, n’ont fait que m’enraciner davantage dans mon sol.
Je ne puis vous parler des « Thibault, » comme vous le voudriez
[…]. Qu’on me laisse travailler tranquille. Ce n’est déjà pas si commode d’exécuter sans trop de défaillances, pendant dix ans peut-être, un plan conçu d’avance, dans un assez grand détail. Je puis vous dire ceci, en effet : le plan sur lequel je travaille prévoit 13 parties, sont 13 volumes au moins (je n’ai osé en annoncer que 7 ou 8 dans mon avertissement) […] Ce plan que j’ai mis plus d’un an à équilibrer, est assez précis, assez détaillé, assez ordonné, pour constituer à l’œuvre une armature solide et permettre de travailler 10 ans de suite sans, je l’espère du moins, compromettre l’unité de l’architecture ; mais je me suis appliqué à le laisser assez élastique pour subir des modifications […]
Une chose que je vous saurais grand gré de dire si vous en avez l’occasion, c’est que « Les Thibault » ne « prouveront » rien ; qu’il n’y a aucun conflit théorique d’idées […] Je voudrais que la pensée fût absente de ce livre. Des êtres, des êtres sans plus. Si je réussi à les évoquer devant vous avec toute la complexité que je vois en eux, l’œuvre vaudra quelque chose. Si je n’y parviens pas, si je ne sais pas donner la vie à ces êtres qui existent jusqu’à présent pour moi seul, faillite complète […].
Roger Martin du Gard »


Cette longue lettre, écrite durant l’été 1922, est très certainement adressée à un critique littéraire. « Le Pénitencier », deuxième chapitre des Thibault, a paru le 20 mai de la même année et c’est vraisemblablement en réponse aux questions de son correspondant que l’écrivain procède tout d’abord à un court résumé de son parcours, puis à ses influences littéraires, enfin à un curriculum vitae de sa propre œuvre. Martin du Gard ne sortait que rarement de sa réserve et sa pudeur l’empêchait de donner des détails sur sa personne, comme il l’admet en début de lettre. Il ne se cache pas de critiquer le « roman français », concept qu’il tente de renouveler au travers de la saga des Thibault.

« Je me suis appliqué à le laisser assez élastique pour subir des modifications »

Force est de constater qu’il ne s’agit pas tant d’une lettre de Martin du Gard que d’une lettre sur ses œuvres. L’écrivain prend alors le parti de la réserve en mettant en avant son œuvre avant sa propre personne, ainsi qu’il l’explique : « Qu’on me laisse travailler tranquille », et de poursuivre sur une présentation détaillée des Thibault.

Il évoque très largement l’architecture de son roman fleuve, l’évolution permanente qu’il lui insuffle. En effet, s’il est déjà préétabli, l’écrivain fera évoluer le « plan » au cours des années suivantes, en y laissant cette élasticité permettant des modifications ultérieures, modifications qui feront partie intégrante du rendu final. Le dernier volume, Épilogue, paraîtra en 1940.

C’est suite à la parution de L’Été 1914 (1936), avant dernier roman du cycle, et malgré quelques polémiques au retentissement considérable, que Roger Martin du Gard reçoit le prix Nobel de littérature.

Lettre inédite