MAURIAC, François (1885-1970)

Lettre autographe signée « Fr » au prêtre Jacques Laval
[S.l], 7 février [1938 ?], 4 p. grand in-8°

« Mon drame c’est d’avoir aimé par-dessus tout la sincérité et d’avoir abouti à ce mensonge de ma vie »

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Fiche descriptive

MAURIAC, François (1885-1970)

Lettre autographe signée « Fr » au prêtre Jacques Laval
[S.l], 7 février [1938 ?], 4 p. grand in-8°

Longue lettre dans laquelle l’écrivain parle à demi-mots de son homosexualité et de ses tentations


Mon cher petit Jacques,
Je devine à travers vos deux lettres bien des difficultés, bien des luttes. Elles ne sont pas nouvelles pour vous… Ce qui est nouveau, c’est de n’être pas pris, porté, par un milieu, par un règlement, par la mécanique du séminaire ; c’est de tenir votre rôle dans le drame secret que sont nos vies, seul et sous le regard d’un Dieu qui n’est pas toujours et à tous les instants « sensible au cœur ». Je ne suis pas sûr que l’arrangement de votre vie, tel que le décrivent Claude et Bruno sont le meilleur pour vous… mais peut-être est-il le seul supportable ?
Mon cher Jacques vous avez raison de croire que je vous aime, mais vous vous faites sur moi de grosses illusions. On a beau dire qu’on ne vieillit pas : si ! le cœur se dessèche. Je souffre moins, je ne souffre plus par le cœur. Je souffre mais, je ne souffre plus des abaissements et des misères charnelles, « on durcit par place… on pourrit à d’autres »
[…] C’est par ce qu’il y a en vous de dangereux, de périlleux, c’est par le côté le plus exposé de vous-même que vous ferez sans doute le plus de bien. Pour moi j’ai l’impression qu’il ne me reste que des gestes, un certain ton de ma jeunesse… ah ! n’ayez pas de chagrin quand on me juge trop sévèrement. Dites-vous que mon drame n’est pas d’être méconnu, mais au contraire de donner de moi une idée qui ne correspond pas à l’être que je suis réellement et dont la misère ferait peur à ces petits prêtres dont vous me parlez et qui me font trop d’honneur en me jugeant sur un certain plan.
Mon drame c’est d’avoir aimé par-dessus tout la sincérité et d’avoir abouti à ce mensonge de ma vie – car je suis lié par mes attitudes anciennes, par mes livres pieux. Dieu me punira en posant sur ma figure le masque que je hais le plus au monde : celui de Tartuffe… Et pourtant, il ne faut pas scandaliser… il faut se taire, n’est-ce pas ?
[Il lui parle ensuite de son neveu Bruno Gay-Lussac, qui lui a apporté un roman qui l’a étonné, mais il conseille de ne rien attendre de lui] « ce petit être fermé et glacé, sans la moindre tendresse. Pour moi, je l’ai toujours classé avec les frigidaires. Et je l’aime tout de même de tout mon cœur »
Cher Jacques croyez-moi aussi souvent que vous en aurez envie. Priez pour moi qui ne suis pas dans une bonne passe. (Je ne suis jamais dans une bonne passe !…) Les théologues me rassurent quand ils me disent que l’enfer, c’est la haine éternelle…je conçois le désespoir éternel, mais non la haine…
Adieu, cher petit Jacques – que Dieu vous garde – que le Christ qui vous aime, vous rende en amour tout ce que vous faites pour les pauvres, pour les enfants, pour les malades, ses cancéreux, ses hommes de lettres !
De tout mon cœur
Fr »


Bien qu’elle transparaisse au travers de plusieurs de ses correspondances, Mauriac s’est employé à dissimuler son homosexualité jusqu’à sa mort. Elle a en outre été une composante majeure de sa sensibilité et a marqué son œuvre, comme le révèle la Biographie intime de François Mauriac 1885-1940, par Jean-Luc Barré (2009), qui décrit une tendance homosexuelle longtemps gardée secrète.

Jacques Laval (1911-2002) commence sa carrière ecclésiastique en tant que prêtre au Diocèse de Reims (1937-1943) avant d’intégrer l’ordre des dominicains. Il occupe au début des années 1950 le poste de directeur du secteur culturel de la télévision du Vatican. Il était en relation avec de nombreux écrivains et artistes, et notamment François Mauriac. Son homosexualité ne lui vaudra jamais d’être exclu de l’église.