[NIETZSCHE] VALÉRY, Paul (1871-1945)

Lettre autographe (minute) au comte Guy de Pourtalès
S.l, Samedi 16 9bre [novembre] [19]29, 2 p. in-8°

« Le retour éternel n’est que musique »

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Fiche descriptive

[NIETZSCHE] VALÉRY, Paul (1871-1945)

Lettre autographe (minute) au comte Guy de Pourtalès
S.l, Samedi 16 9bre [novembre] [19]29, 2 p. in-8°
Petit manque angulaire sans atteinte au texte

Longue missive à Pourtalès, de premier jet, laissant entrevoir de nombreuses et importantes variantes inédites avec la lettre publiée – Valéry y évoque ses considérations sur Nietzsche et revient sur sa « Crise de Gêne », épisode essentiel de sa jeunesse

Cette lettre est restée dans les archives de la famille Valéry jusqu’en 2007


« Mon cher Pourtalès,
J’ai été profondément touché par l’épître dédicatoire que vous m’adressez en tête de votre livre. Vous m’offrez votre travail ; et j’accepte ce beau don de grand cœur. Vous me faites aussi l’honneur d’associer mon nom à un nom très illustre et singulièrement significatif.
C’est là me faire vivre dangereusement !
Ce périlleux honneur m’a donné à songer. Il m’est souvenu des anciens jours et de mes premières impressions nietzschéennes, Albert [comme toute sa génération, Valéry a découvert Nietzsche au travers des traductions d’Henri Albert], en ce temps-là, traduisait Zarathoustra comme il pouvait, tandis que j’écrivais fort rapidement pour le Centaure (qu’il administrait) la soirée avec M. Teste. Ces deux êtres ne s’accordaient pas aisément. Zarathoustra est un suprême poète. M. Teste est tout le contraire de tout poète. C’est un être tout absorbant, un corps noir qui ne rend rien.
Mais quoiqu’on di[s]e,- je ne fus, ni ne suis M. Teste,- si ce n’est le matin, parfois, avant le jour… Le fait est que j’ai fini par aimer Nietzsche,- au moyen, au travers, en dépit des traductions qu’on en a faites. Je dis : aimer Nietzsche,- et non ses thèses favorites, ni même certains de ses mouvements.
Pour moi, il a trouvé une certaine méthode, presque une logique, si l’on peut appeler logique une exploitation intellectuelle des lois modes de la sensibilité générale centrale. On n’a jamais parlé de ceci qui est capital ; car le nombre des idées émises par lui, le genre de relations qui les engendre et l’espèce de charme qu’elles instituent qui s’attache à l’expression qu’il en donne tiennent à ce nervosisme la forme nerveuse de son intelligence.
[Valéry ajour en interligne : « ce ne sont pour moi que des combinaisons comme on pourrait en faire d’autres », puis il rajoute en marge supérieure « Je crois que celles-ci n’ont tant excité les esprits que par cette puissance de résonance qu’il leur communiquait et qui ne leur appartient pas nécessairement »]
Sa métaphysique et sa morale immoraliste me touchent peu.
Car l’une et l’autre spéculations me paraissent arbitraires.
et n’ont d’ailleurs agi que par l’action de cette puissance profonde qu’il possédait sur les esprits. Il a résolu aussi le difficile problème que l’existence de la grande musique pose depuis près d’un siècle à tous les écrivains dignes de ce nom qui pensent. Sa philosophie est une musique, vous l’avez vu.

Il me souvient aussi que c’est à Gênes, en 1892, dans une certaine nuit fort éclairée d’orage, que j’ai renversé divers autels et rompu avec un moi qui ne savait pas assez ce qu’il voulait. Cette ville admirable a d’étranges vertus.
Quant à Gênes, j’y ai vécu de fabuleux étés d’enfance. J’ai cru y devenir fou en 92. Une certaine nuit blanche, blanche d’éclairs,- que j’ai passée sur mon séant à désirer d’être foudroyé. (il parait que je n’en valais pas la peine). Il s’agissait de décomposer toutes mes idées mes premières idées – ou idoles et de rompre avec un moi qui ne savait pas pouvoir ce qu’il voulait ni vouloir ce qu’il peut pouvait.

Le retour éternel n’est que musique. c[‘est] a d[ire] un effet qui n’a de durée que la durée des synthèses auditives –
« Soyons durs » [Ecce Homo, Nietzsche, Mercure de France, nov. 1908, p. 69]. Ce n’est pas un instant »


Cette lettre vient en réponse à l’exquis envoi de Guy de Pourtalès (1881-1941) inscrit en tête de son Nietzsche en Italie, paru en 1929 chez Grasset : « Permettez-moi, mon cher Valéry, de vous offrir ce petit et imparfait essai sur un homme dont vous avez si bien senti l’incertaine grandeur et mesuré les vertiges […] ». Cet envoi n’aurait sans doute pas été écrit si Pourtalès n’avait lu le Cahier de la Quinzaine de 1927, unique témoignage public de l’intérêt porté à Nietzsche par l’auteur de La Soirée avec Monsieur Teste. La présente lettre est en conséquence le seul texte où Valéry formulera de nouveau une critique laudative sur Nietzsche, après celle du Cahier de la Quinzaine évoquée supra.

Quant à la ville de Gêne, lieu de villégiature de jeunesse de Valéry chez la sœur de sa mère, Vittoria Cabella, on sait que les deux écrivains en ont parlé de vive voix quelques mois plus tôt. La capitale de la Ligurie est aussi et surtout devenue pour Valéry l’un de ses plus intime lieu de mémoire. Il y vécu un épisode essentiel, appelé depuis la « Crise de Gêne ». Celle-ci fait référence à la nuit du 4 au 5 octobre 1892 qu’il passe éveillé « sur son séant » durant un très long et violent orage. Si aucune occurrence à cet épisode n’est évoquée ni dans ses notes, ni dans ces lettres, Pourtalès est la première personne vers qui Valéry s’ouvre ouvertement sur le sujet, d’abord oralement, avant d’y revenir dans la présente lettre. Derrière cette « Crise de Gêne », dont il fait le parallèle avec le concept nietzschéen de l’Éternel Retour, figure un jeune homme de vingt-et-un ans souffrant d’un amour malheureux avec une jeune baronne montpelliéraine, Mme de Rovira. Comme Michel Jarrety le rapporte dans Sur Nietzsche (p. 33), cette dernière lui « donnait le sentiment d’une véritable aliénation, en même temps que, désespéré de n’atteindre à la hauteur de Rimbaud ni de Mallarmé, il décidait de suspendre le travail des vers : il lui fallait devenir un autre, un homme nouveau qui fût totalement maître de soi-même comme de ses pouvoirs, comme un homme, ainsi qu’il le dit dans la lettre, qui pût ‘pouvoir ce qu’il voulait’ et ‘vouloir ce qu’il pouvait’ ». Cette épisode apparaît sans doute comme mystifié par le poète lui-même si l’on songe que son œuvre de jeunesse est loin de se clore à cette époque : deux importants poèmes paraissent dans Le Centaure en 1896 ainsi que deux chefs-d’œuvre en prose, l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci et La Soirée avec Monsieur Teste.

Provenance :
Archives Paul Valéry, puis François Marie Antoine Valéry par descendance
Lettres et manuscrits autographes, SVV Delvaux, Drouot, 13 décembre 2007, n°256

Bibliographie :
Sur Nietzsche, éd. Michel Jarrety, 2017, La Coopérative, p. 33-37
Paul Valéry, éd. Michel Jarrety, 2008, Fayard, p. 112-120