PRÉVERT, Jacques (1900-1977)

Lettre autographe signée « Jacques » à Claudy Carter
S.l.n.d [Paris, c. 1947], 4 pp. grand in-4°

« Marcel Carné qui décidément a chié dans ma malle jusqu’au cadenas… je ne veux plus travailler avec lui »

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Fiche descriptive

PRÉVERT, Jacques (1900-1977)

Lettre autographe signée « Jacques » à Claudy Emanuelli, dite Claudy Carter
S.l.n.d [Paris, c. 1947], 4 pp. grand in-4° à l’encre bleue puis à l’encre turquoise
Traces de pliures d’époque, légères brunissures

Longue lettre à son amour passionné de jadis qui lui inspirera Les Feuilles mortes
Le poète évoque avec tendresse le quotidien avec sa fille puis laisse éclater son exaspération à l’égard de Marcel Carné, avec qui la rupture est actée
Il enrichit sa lettre d’un petit dessin figurant son portrait


« Mon cher Petit,
Si je ne t’ai pas écrit plus souvent et pour mieux dire presque pas depuis notre départ de Saint-Paul [de Vence], c’est que nous avons été plongés nous aussi dans un hiver d’une vacherie, un des plus sales hivers que j’ai jamais vu de ma vie.
Pardonne-moi de te parler de mes ennuis mais tout le temps j’hésitais : ou ne pas trop donner de nouvelles ou en donner de mauvaises.
Et comme elles n’étaient pas bonnes du tout, j’attendais que ça change mais comme cela n’a pas changé je ne voulais tout de même pas que tu puisses croire que je t’oublie et que je ne pense pas tout le temps à toi et aux difficultés au milieu desquelles tu te débats pour vivre.
Pour nous c’est très sinistre aussi.
Une seule chose heureuse, la petite Michèle qui elle aussi a l’air d’une petite mandarine avec des yeux bleus, ou d’une enfant ogresse et douce, comme dans les contes chinois… et je lui souhaite pour plus tard une petite épée de cristal… et qu’elle vive comme dans ces contes où les amoureux s’aiment et se tuent sans se faire du mal.
En attendant elle est très difficile à nourrir… et la seule vue d’un biberon avec du lait la met en transe.
Elle n’aime que dormir, se réveiller et rire, elle n’aime pas pleurer, ni crier mais quand elle mange c’est un vrai mélodrame (drame mêlé de musique)…
Pas marrant pour Janine, qui est très fatiguée, et même très malade…
Pour moi qui n’ai pu me reposer depuis que j’ai été opéré je suis lamentablement surmené, par un travail incessant de cinématographe parlant (quelle tristesse)…
Mais je suis tellement content et bien partout que je n’ai rien à foutre.
Je suis tombé dans des pièges à con :
1° pas de grands films et autres superproductions
2°… et qui de ce fait ne rapporte même pas d’argent
Avec ça des arbitrages, des lettres recommandées, des menaces de procès et Marcel Carné qui décidément a chié dans ma malle jusqu’au cadenas… je ne veux plus travailler avec lui.
Quelle fatigue… et quelle tristesse…
Ce petit homme trépignant sans cesse… et ces incessants et dérisoires sautillantes petites colères….
Et avec ça, plus il est connu, plus on parle de lui […] Je préfère prendre mes cliques et mes claques que de lui en donner une paire.
J’ai encore 2 à 3 semaines de travail sur le plan que nous préparons et j’avais accepté ce travail que par nécessité…
Tout ceci pour te dire combien le cinéma est difficile aujourd’hui ; et les producteurs se mettent en grève : quelle connerie… […]
Non seulement moi, mais beaucoup d’autres, dont Margot [Capelier] très activement, cherchons du travail pour toi… et ce n’est pas facile…
[il change d’encre pour passer du bleu au turquoise]
Voilà, Manu va passer ces jours-ci à Nice et viendra nous voir.
Écris-moi, immédiatement, je veux savoir comment tu vas… ces jours-ci je t’enverrai un peu de fric…
On compte aller à Saint-Paul bientôt et pour longtemps…. Si certaines choses s’arrangent je travaillerai pour Monte-Carlo, spectacles et ballets… Et j’ai parlé de toi à Nestor pour le spectacle, il serait d’accord.
Voila, excuse cette lettre un peu décousue, moi j’ai très mal partout et à la [fait son autoportrait dans un dessin à main levée]
Embrasse le mandarin et beaucoup de choses à son père.
Je t’embrasse
Ton ami
Jacques »


À l’écriture de cette lettre Prévert et Carné en était à leur huitième collaboration, auréolée du succès de Quai des Brumes, Les Visiteurs du Soir et Les Enfants du Paradis, leurs chefs-d’œuvre communs. Le printemps 1947 va cependant marquer une fin houleuse entre les deux hommes lors du tournage (finalement avorté) de La Fleur de l’âge, mille fois ajourné pour cause d’embarras financiers de deux producteurs (auxquels Prévert fait ici allusion). De ce tournage il ne restera rien, hormis quelques sublimes photographies d’Émile Savitry.
La rupture Carné-Prévert marque ainsi la fin de l’âge d’or du réalisme poétique et de la « bande à Carné ».

Claudy Emanuelli est une toute jeune actrice de 15 ans lorsqu’elle fait la connaissance de Prévert à la fin des années 30, lui qui est déjà au sommet de sa gloire. Il vivent une grande passion amoureuse qui prendra fin avant que le poète ne fasse la connaissance de sa seconde femme Janine Fernande Tricotet, en 1943. Cette lettre témoigne de l’affection que porte Prévert à son ancien amour pour qui il voue une grande tendresse et tente d’aider dans son parcours professionnel.