PROUST, Marcel (1871-1922)
Lettre autographe signée « Marcel Proust » à Louis Suchet d’Albufera
[Paris, 26 mai 1908], 4 p. in-8°, liseré de demi-deuil
« C’est l’élégance des cœurs généreux et délicats quand ils rendent de grands services comme toi, de dire que ce n’est aucun service »
Fiche descriptive
PROUST, Marcel (1871-1922)
Lettre autographe signée « Marcel Proust » à Louis Suchet d’Albufera
[Paris, 26 mai 1908], 4 p. in-8°, liseré de demi-deuil
Date de réception du composteur du 27 mai 1908 avec mention « r[épond]u » de la main du destinataire
Touchante lettre de l’écrivain à celui qui lui inspira le modèle de Robert de Saint-Loup dans La Recherche – Avec tout l’art de brillant épistolier qu’on lui connaît, Proust tente ici d’obtenir de son « informateur » des notes sur les soirées et repas mondains auxquels ce dernier a récemment assisté
« Mon cher Louis, quand j’ai reçu ta gentille communication, j’allais justement t’écrire pour te dire que je n’étais pas dupe de ta charmante phrase “que tu ne me rendais aucun service en faisant cela” [Marcel Proust avait demandé à Louis Suchet d’Albufera des notes sur les soirées et repas mondains auxquels il assistait, pour pouvoir les transmettre au directeur du Figaro, Gaston Calmette]. C’est l’élégance des cœurs généreux et délicats quand ils rendent de grands services comme toi, de dire que ce n’est aucun service. Mais les cœurs reconnaissants (et le mien a ce mérite, je crois, s’il n’en a pas d’autre) ne voient là-dedans qu’une délicatesse de plus qui redouble leur reconnaissance. Sois donc remercié deux fois, pour ta gentillesse, et pour ta simplicité.
Pour les choses Murat, si je les ai le soir même, ou même le lendemain si ce lendemain Le Gaulois et le New York n’ont encore rien mis [le New York Herald publiait une édition à Paris], cela m’est tout de même utile. Je ne suis pas censé savoir que les Murat le communiquent de leur côté. J’ai supprimé ton nom de la liste des convives. J’y ai vu celui du M[arqu]is d’Avaray qui doit être le “fils du duc” comme dit Robert de Rothschild. Mais je suppose que tu ne le connais pas ou trop peu pour me le faire rencontrer. Et puis je t’ai gardé une dent en ce qui concerne les “faire rencontrer” quand il s’agissait de personnes qui me tenaient à cœur comme Melle de K., Melle de S. etc. Ce n’est pas pour une chose aussi indifférente qu’un gigolo* indifférent que je te le demanderai [le « gigolo » auquel Proust s’intéresse ici est le vicomte d’Avaray, Bernard de Bésiade, neveu du duc d’Avaray, Hubert de Bésiade, et non le fils de celui-ci, le marquis d’Avaray, Antoine de Bésiade].
J’aimerais beaucoup savoir comment vont les choses dont nous avons parlé l’autre soir. J’ai l’intention d’écrire de ce côté [à Louisa de Mornand]. Est-ce mieux ? Est-ce moins bien ? Merci encore mon cher Louis et crois à ma profonde reconnaissance que je suis bien impatient de pouvoir te témoigner. Et crois que ce n’est pas une phrase.
Tout à toi.
Marcel Proust
As-tu pensé à dire [à] dire à madame d’Albufera que loin de t’avoir “lâché”, je n’avais jamais été aussi complètement ton dévoué ami.
P.S. Me voilà pris d’une crise de rhumatismes : charmante diversion à mes malaises habituels ! »
Louis Suchet d’Albufera fut le confident des années créatrices de Proust (l’écrivain commença la rédaction de La Recherche dès 1907). Descendant du maréchal d’Empire par son père et de Lucien Bonaparte par sa mère, une Cambacérès, marquis puis duc (1925) d’Albufera, Louis épousa en octobre 1904 Anna Masséna. Marcel Proust semble l’avoir rencontré en 1903, par l’intermédiaire de Bertrand de Fénelon ou d’Antoine Bibesco : ils nouèrent alors une amitié sincère qui, malgré le caractère complexe de l’écrivain, dura plus de quinze ans. Si Marcel Proust lui faisait parfois peu charitablement sentir sa propre supériorité intellectuelle, il lui reconnaissait des qualités de cœur, et se montra avec lui d’une grande gentillesse. Louis d’Albufera fut ainsi longtemps son ami le plus proche après Reynaldo Hahn : ils partagèrent leurs joies et leurs peines les plus intimes, et Marcel Proust fut admis dans le secret de la relation du marquis avec une jeune femme du demi-monde, Louisa de Mornand (modèle de Rachel dans La Recherche), à laquelle Proust fait également allusion dans cette lettre.
« Entre 1903 et 1908, Proust fut le confident, l’intermédiaire, la boîte à lettres entre les amants (Louis Suchet d’Albufera et Louisa de Mornand), passa des vacances près d’eux, fit son possible pour favoriser la carrière d’actrice de Louisa, et eut la tâche délicate de ramener la jeune cocotte à la raison dans les circonstances difficiles, au moment du mariage d’Albufera (avec Anna Masséna) notamment, ou lors de ses périodes d’inconduite » (Françoise Leriche, article « Albufera », dans Dictionnaire Marcel Proust, pp. 52-53).
Marcel Proust finira par se brouiller avec Albufera en 1919 à cause du pastiche de Saint-Simon dans lequel il étrilla la famille Murat, alliée aux Albufera.
Référence :
Correspondance, t. VIII, éd. Philip Kolb, Plon, p. 126-127 (lettre 63)