PROUST, Marcel (1871-1922)

Lettre autographe signée « Marcel Proust » à Marie Scheikévitch
Cabourg, [5 septembre 1912], 3 p. 1/2 grand in-8°

« Heureusement que je n’ai pas de mémoire et que j’oublie extrêmement vite les êtres qui m’ont plu »

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Fiche descriptive

PROUST, Marcel (1871-1922)

Lettre autographe signée « Marcel Proust » à Marie Scheikévitch
Cabourg, [5 septembre 1912], 3 p. 1/2 grand in-8°
Avec enveloppe autographe timbrée et oblitérée
Petites marques de trombone, ancienne trace de montage sur onglet, sans atteinte au texte

La toute première lettre connue de Proust à Marie Scheikévitch
L’écrivain s’émeut de l’éloge fait par sa correspondante sur son article, tout récemment paru dans le Figaro : « L’Église de village », et dont certains fragments seront repris dans Combray, l’année suivante, à la publication du premier volume de La Recherche
Manifestement troublé, il termine sa missive en citant Verlaine et Baudelaire


« Madame,
J’ai reçu hier de l’écriture de Jean Cocteau, sous deux enveloppes similaires, deux brouillons de dépêches, adressées pareillement 112, boulevard Haussmann, et par symétrie sans doute (car il sait si bien que je demeure 102) ; l’une signée Jean était assez obscure ; l’autre était claire, chaleureuse, charmante, et je suis tout ému de prononcer pour la première fois votre prénom et votre nom, en disant qu’elle était signée « Marie Scheikévitch »(1).
Je suis si heureux de penser que cette page, cette description d’église à laquelle j’attachais plus d’importance depuis que je savais que vous la liriez(2), vous l’avez trouvée, comme vous disiez si bien, « organisée et dense ». Je ne savais pas si, dans les allées et venues de ce mois de septembre, vous auriez ce jour-là le Figaro et j’avais presque envie de vous l’envoyer avec ce vers de Verlaine :
Et qu’à vos yeux si beaux, l’humble présent soit doux(3).
Je pense aussi, par le soleil enfin revenu que je vois à sept heures du soir (ce qui est pour moi le levant) « rayonner sur la mer », aux vers de Baudelaire :
J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre…
… mais aujourd’hui tout m’est amer(4),
Et rien,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.
Merci, Madame.
Ah ! quand refleuriront les roses de septembre ?…(5)
Heureusement que je n’ai pas de mémoire et que j’oublie extrêmement vite les êtres qui m’ont plu(6). Daignez agréer, Madame, mes bien respectueux hommages.
Marcel Proust »


1 – « Un jour que M. Jean Cocteau déjeunait chez Mme Scheikévitch, il avait lu ensemble, dans le Figaro du 3 septembre 1912, un charmant et brillant article de Marcel Proust, écrit à propos de La Grande Pitié des Églises de France, qui venait de paraître, intitulé L’Église de mon village [L’Église de village]. Ils avaient décidé d’en complimenter l’auteur, et ils avaient rédigé deux dépêches que M. Jean Cocteau s’était chargé de mettre à la poste, et, se souvenant que Proust était absent de Paris, il avait préféré lui envoyer sous enveloppe […] » Lettres, p. 127, note 1.

2 – Proust fait allusion, semble-t-il, aux deux entretiens qu’il eut avec Marie Scheikévitch à Cabourg, au cours desquels il a dû lui annoncer la prochaine apparition de son article dans le Figaro.

3 – Verlaine, Green (Romances sans paroles, Aquarelles), quatrième vers de la première strophe :
Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches
Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous.
Ne le déchirez pas avec vos deux mains blanches
Et qu’à vos yeux si beaux l’humble présent soit si doux

4 – Baudelaire, Chant d’automne, cinquième strophe. Proust n’ose ajouter, après le premier vers de la strophe, les mots qui suivent : Douce beauté. Il omet une partie du vers suivant :

[Et rien] ni votre amour, ni le boudoir, ni l’âtre

5 – Verlaine, L’espoir luit comme un brin de paille (Sagesse, IIIe partie), dernier vers

6 – Proust prend ses précautions. Dans une lettre à Reynaldo Hahn, quinze jours plus tôt, il écrit : « J’ai eu une seconde entrevue avec Mme Scheikévitch. Et comme ici [Cabourg] je suis très dépourvu, la moindre femme agréable me trouble un peu et je lui manifeste malgré moi une sorte de sympathie que je ne soutiens pas ensuite ».

Une intime de Proust ayant joué de ses relations pour la parution du premier volume de La Recherche :
Marie Scheikevitch (1882-1964) est la fille d’un riche magistrat russe et collectionneur d’art installé en France en 1896. George D. Painter la dépeint comme « une des maîtresses de maison les plus intelligentes et les plus en vue de la nouvelle génération ». Protectrice d’artistes et d’écrivains, elle fréquente les salons puis fonde le sien. Elle est l’amie de Jean Cocteau, d’Anna de Noailles, de Reynaldo Hahn, de la famille Arman de Caillavet, entre autres.
Un sentiment d’une qualité toute singulière unissait Marcel Proust à Marie Scheikévitch. Bien qu’il se soient croisés brièvement en 1905 dans le salon de Mme Lemaire, c’est en 1912 qu’ils font réellement connaissance. Il s’ensuivit une correspondance qui dura jusqu’en 1922, année de la mort de l’écrivain. Se voyant « presque tous les jours » comme elle le dira plus tard (les amis s’écrivant d’autant moins qu’ils se voient davantage), on ne connait que 28 lettres de Proust à elle adressées.
Elle lui ouvrit les portes de son salon, fréquenté par tout ce que Paris comptait d’illustres personnalités dans les lettres et les arts, si bien qu’il lui rendra hommage dans Sodome et Gomorrhe sous le voile de Mme Timoléon d’Amoncourt, « petite femme charmante, d’un esprit, comme sa beauté, si ravissant, qu’un seul des deux eût réussi à plaire ».
Fervente admiratrice de l’écrivain, elle se dépensera beaucoup au moment de la publication du premier volume de La Recherche, s’ingéniant à mettre Proust en relation avec les personnalités parisiennes qu’elle jugeait les plus capables de l’aider. Ce fut elle qui le recommanda à son amant Adrien Hébrard, l’influent directeur du journal Le Temps, pour lui obtenir la fameuse interview du 12 novembre 1913 par Élie-Joseph Bois, à la veille de la publication de Swann : C’est le premier article d’envergure publié dans la grande presse et consacré à La Recherche. Pour l’en remercier, Proust lui adressera une dédicace capitale (récemment acquis par la BnF) lors de la publication de Swann.

Références :
La Revue de Paris, 34 (15 décembre 1927)
Lettres à Madame Scheikévitch (1928), pp. 39-40
Correspondance, Kolb, t. XI, n°113
Marcel Proust II – Biographie, Jean-Yves Tadié, Folio, pp. 391-392