PROUST, Marcel (1871-1922)

Lettre autographe signée « Marcel Proust » à Marie Scheikévitch
[Paris], 9 janvier 1915, 4 p. in-8° avec enveloppe

« Et maintenant je sais. Je sais que vous, l’être entre tous que je voudrais épanoui dans la plus noble joie, que cet être-là a le cœur brisé »

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Fiche descriptive

PROUST, Marcel (1871-1922)

Lettre autographe signée « Marcel Proust » à Marie Scheikévitch
[Paris], 9 janvier 1915 (cachet postal), 4 p. in-8° à l’encre noire sur bifeuillet vergé
Enveloppe autographe timbrée et oblitérée jointe
Anciennes traces de trombone en marge supérieure
« R » de la main de Marie Scheikévitch sur l’enveloppe pour « Répondu »

Bouleversante démonstration d’affliction de l’écrivain suite à la disparition du frère de sa correspondante, tué sur le front aux premières heures de la guerre – Marcel Proust évoque ensuite son frère Robert, mobilisé en tant que médecin sur « la ligne de feu »


« Madame,
Je ne savais rien ! Je ne me doutais de rien. Je pensais, comme toujours, bien souvent à vous, j’y avais pensé dans les grands chagrins qui ont accablé pour moi l’été dernier, qui furent vraiment mon “avant guerre”1, puis depuis la guerre ou le cœur angoissé rassemble, même à soi les êtres préférés. Et puis, avant-hier, dans un journal j’ai vu une liste des membres du barreau… et ce nom ! J’ai eu un affreuse terreur mais j’espérais que c’était un même nom2. Et maintenant je sais. Je sais que vous, l’être entre tous que je voudrais épanoui dans la plus noble joie, que cet être-là a le cœur brisé, ma pensée ne se détache pas de cette idée, en souffre, voudrait s’en détacher et y revient encore comme on fait, comme on souffre, cent fois le mouvement qui fait le plus mal. C’est sans doute ce jeune homme que j’avais entrevu chez Larue3 ? Que j’aimerais vous voir, je suis tellement triste de votre douleur que ma compagnie ne serait une contrainte ni pour vous ni pour moi. Moi aussi j’ai un frère sur la ligne de feu, les obus allemands ont traversé tout une journée son hôpital pendant qu’il opérait, tombant sur la salle d’opération. Il est maintenant en Argonne. Moi j’ai le conseil de contre-réforme à passer et ne sais pas si je serai pris ou non. Je mets tout mon espoir en votre fils pour mettre la douceur de sa tendresse et de son charme comme le seul apaisement sur votre détresse4. Croyez que je ne cesserai plus de penser à vous avec une tristesse, une affection, un respect infinis.
Marcel Proust »


1 – Allusion au titre de l’ouvrage de Léon Daudet paru en 1913.

2 – Allusion, semble-t-il, à la notice parue dans L’Intransigeant du 5 janvier 1915, p. 2, à la rubrique Nos Échos : « Au Palais, dans le vestibule qui précède la Bibliothèque de l’Ordre, le bâtonnier, Me Henri-Robert, vient de faire placer un tableau dont le cadre noir est entouré de drapeaux tricolores. C’est celui des membres du Barreau morts au champ d’honneur.
Quarante noms, quarante, déjà ! y sont inscrits, parmi lesquels nous relevons ceux de : Simon Barboux, Victor Scheikévitch, Maurice Bizet, André Bonnet, Paul Proust […] »
Il s’agit d’un des frères de Mme Scheikévitch, Victor Scheikévitch (1885-1914), avocat à la Cour, parti comme sous-lieutenant au 103e régiment d’infanterie, tombé, peu de jours après avoir été proposé comme capitaine, le 15 septembre 1914, à Tracy-le-Val – Le Figaro du 4 janvier 1915, p. 3, publie la liste complète des quarante membres du barreau morts à la guerre.

3 – Célèbre restaurant qui était situé place de la Madeleine, prisé du tout-Paris de la Belle Époque et que Proust fréquentait régulièrement. C’est dans ce même établissement que l’écrivain fit la rencontre marquante de Bertrand de Fénelon à l’été 1902. Ce dernier faisant fi du qu’en-dira-t-on, marcha sur les banquettes pour aller chercher le manteau de Proust, épisode amical qu’il n’oublia jamais. L’écrivain retranscrivit cette preuve d’amitié dans un fameux passage de À la recherche du temps perdu.

4 – André Carolus-Duran (1902-1972), fils de Marie Scheikévitch

Une intime de Proust ayant joué de ses relations pour la parution du premier volume de La Recherche :

Marie Scheikévitch (1882-1964) est la fille d’un riche magistrat russe et collectionneur d’art installé en France en 1896. George D. Painter la dépeint comme « une des maîtresses de maison les plus intelligentes et les plus en vue de la nouvelle génération ». Protectrice d’artistes et d’écrivains, elle fréquente les salons puis fonde le sien. Elle est l’amie de Jean Cocteau, Anna de Noailles, Reynaldo Hahn, de la famille Arman de Caillavet, et bien d’autres encore.
Un sentiment d’une qualité toute singulière unissait Marcel Proust à Marie Scheikévitch. Bien qu’ils se soient croisés brièvement en 1905 dans le salon de Mme Lemaire, c’est en 1912 qu’ils font réellement connaissance. Il s’en suivit une correspondance qui dura jusqu’à la mort de l’écrivain en 1922. Se voyant « presque tous les jours » comme elle le dira plus tard (les amis s’écrivant d’autant moins qu’ils se voient davantage), on ne connaît que 28 lettres de Proust à elle adressées.
Elle lui ouvre les portes de son salon, fréquenté par tout ce que Paris comptait d’illustres personnalités dans les lettres et les arts, si bien qu’il lui rendra hommage dans Sodome et Gomorrhe sous le voile de Mme Timoléon d’Amoncourt, « petite femme charmante, d’un esprit, comme sa beauté, si ravissant, qu’un seul des deux eût réussi à plaire ».
Fervente admiratrice de l’écrivain, elle se dépense beaucoup au moment de la publication du premier volume de La Recherche, s’ingéniant à mettre Proust en relation avec les personnalités parisiennes qu’elle juge les plus capables de l’aider. C’est elle qui le recommande à son amant Adrien Hébrard, l’influent directeur du journal Le Temps, pour lui obtenir la fameuse interview du 12 novembre 1913 par Élie-Joseph Bois, à la veille de la publication de Swann. C’est le premier article d’envergure publié dans la grande presse et consacré à La Recherche. Pour l’en remercier, Proust lui adressera une dédicace capitale (récemment acquis par la BnF) lors de la publication de Swann.

Provenance :
Catalogue Andrieux, vente du 12 mars 1928, n°174

Bibliographie :
Lettres à Madame Scheikévitch (1928), p. 49 – 50
Correspondance, Kolb, t. XIV, n°3
Marcel Proust II – Biographie, Jean-Yves Tadié, Folio, pp. 391-392