PROUST, Marcel (1871-1922)

Lettre autographe signée « Marcel Proust » à Robert de Billy
[Paris, seconde quinzaine de juillet, 1907] 5 pages in-8°

« Mais ne suffit-il pas que tu sois l’apparence pour réjouir un cœur qui fuit la vérité »

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Fiche descriptive

PROUST, Marcel (1871-1922)

Lettre autographe signée « Marcel Proust » à Robert de Billy
[Paris, seconde quinzaine de juillet, 1907] 5 pages in-8
Trace de pliure centrale due à l’envoi d’époque, légères taches avec petite décharge d’encre sur la troisième page, infime manque sur une page, sans atteinte au texte.

Riche et exceptionnelle lettre de Marcel Proust évoquant pêle-mêle son dîner au Ritz, Ruskin, son physique… et citant Baudelaire pour formuler son attirance pour un homme


« Mon petit Robert
Je pense tendrement et quotidiennement à vous, mais écrire me fatigue tant je suis malade. Un seul jour je me suis levé pour… donner un dîner au Ritz ! (1) Je vous assure que c’était assez joli. Après le dîner Risler (2) a joué du Wagner, du Beethoven, du Schumann etc., Hayot a joué la Sonate pour piano et violon de Fauré, c’était très agréable. J’avais à dîner Me de Noailles, Mes d’Aussonville, de Clermont Tonnerre etc. Guiche avait choisi les plats et les vins, malheureusement c’est moi qui les ai payés ! (3) Mais enfin c’était bien, Berkheim est venu une minute le soir, mais si tard que je crois qu’il n’a rien entendu.
Je n’ai jamais tant pensé de ma vie à la Bulgarie(4) que maintenant
et tous les calembours de Ruskin(5) sur Sofia, Sainte-Sophie, la sagesse éternelle et la reine Sophie, reviennent incessamment dans mon esprit courbé sous la discipline de cet homme et sous mon amitié pour vous. Ecrivez-moi mon petit Robert sans me demander de vous répondre car je ne suis pas bien. Si vous voyez des voyages admirables pour moi, conseillez-les moi, si vous avez des amis en Bretagne, recommandez-moi à eux. J’ai eu aujourd’hui la visite de Bertrand [de Fénelon]. Il n’a pas aimé ma barbe ni mes cheveux plats. J’ai beaucoup aimé votre définition qui restera, je suis chargé d’affaires mais les affaires ne me chargent point. Rappelez-moi à M. Paléologue et tâchez de l’incliner à plus de justice à mon égard. Je ne crois pas que je connaisse vos autres collègues. Je suis encore à Paris mais n’y resterai plus je pense longtemps. Y viendrez-vous? J’ai revu Antoine de Bibesco sans moustache, ne cachant plus les plis d’une lèvre qui n’est pas que douceur. On m’a dit que la dame amie de Raoul Johnston a – mais cher ami tout cela est trop difficile par lettre. J’ai aperçu le dit Raoul Johnston(6) la seule fois où je suis sorti(7), comme sa physionomie me plait, comme elle est originale et éclairée. Je ne sais pas si cette lumière vient de l’esprit:
« Mais ne suffit-il pas que tu sois l’apparence
Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité »
(8)
Si madame de Billy est avec vous voulez-vous lui faire accepter ma grande admiration, mon attachement très respectueux et très vif. Je vous aime tendrement mon petit Robert.
Marcel Proust »


1. Tout avait commencé deux semaines auparavant lorsque Proust avait été reçu (à minuit, horaire proustien) par Gaston Calmette, le tout-puissant directeur du Figaro, que l’épouse du ministre Caillaux assassina sept ans plus tard. C’est alors que le jeune Marcel, dont « les longs articles peu au goût du public » selon l’intéressé paraissaient dans le quotidien du Tout-Paris, proposa à son employeur d’organiser un dîner en son honneur, en quelque sorte.
2. Fauré devait assister à la soirée et jouer plusieurs suites avec Marguerite Hasselmans, d’autres morceaux, avec Maurice Hayot, mais il eut un contretemps. Le pianiste Edouard Risler le remplaça.
3. Anna de Noailles fut dépeinte comme la « vicomtesse Gaspard de Réveillon » dans Jean Santeuil. Mme d’Haussonville quant à elle inspirera Proust pour le personnage de la Marquise René-Elodie de Cambremer dans La Recherche. Enfin, Armand de Guiche inspira le personnage du futur Saint Loup, également dans La Recherche.
4. La Bulgarie, dont la capitale est Sofia, était une vassale de la Turquie juqu’en 1908, date où elle devint un royaume indépendant. Rappelons que Robert de Billy fut nommé secrétaire de première classe à Sofia le 29 janvier 1907.
5. Ruskin cite une lettre que la reine Sophie-Charlotte (mère du père de Frédéric le Grand) adresse au jésuite Volta. Proust répond ainsi : « Hélas non, reine Sophie, il ne faut nous en rapporter pour cette sorte de chose ni au vieux saint Jérôme ni à aucune autre lèvre ou esprit humains ; mais seulement à l’Eternelle Sophia, à la Puissance de Dieu et à la sagesse de Dieu. » (La Bible d’Amiens, traduction par Marcel Proust, chapitre III, 47, p. 235). Proust ajoute en note : « Allusion essentiellement ruskinienne à l’étymologie du mot : Sophie, ici c’est à peine un calembour, mais le lecteur a pu voir au dernier chapitre à propos de la signification délicatement « Saline » du mot Salien et dans les jeux de mots avec « Salés » et « Saillants » jusqu’où pouvait aller la manie étymologique de Ruskin. Rappelons enfin que c’est Robert de Billy, préalablement diplomate en poste à Londres de 1896 à 1899, qui fit découvrir Ruskin à Proust.
6. Raoul Johnston, fils de Nathaniel Johnston, député de Bordeaux et de sa première femme. Il est ingénieur civil et membre du Jockey-Club. Tout-P. 1908, p. 301; Q E-V, p. 265
7. Allusion, semble-t-il, au soir où Proust avait rendez-vous avec Francis de Croisset au restaurant Larue, où il l’attendit en vain, le 8 ou le 9 juillet 1907
8. Baudelaire, « L’Amour du mensonge » – Les Fleurs du Mal, « Tableaux parisiens », XCVIII.

Marcel Proust reste profondément marqué par la mort de sa mère, Jeanne Weil Proust, survenue le 26 septembre 1905. C’est pourquoi il a de plus en plus tendance à se reclure, entre Paris et Versailles. En plus d’être organisé en l’honneur de Calmette, ce fameux dîner au Ritz le 1er juillet 1907 est un prétexte pour Proust pour retrouver le goût des soirées de la haute société parisienne. 1907 est aussi l’année où l’écrivain en est encore à la genèse de la rédaction de son chef-d’œuvre, À la recherche du temps perdu. Chacun sait qu’il s’inspire d’une multitude de personnes gravitant autour de la sphère mondaine qu’il fréquente ; nombre d’entre elles sont mentionnées dans cette lettre.

 

Kolb VIII, p. 230