PROUST, Marcel (1871-1922)
Lettre autographe signée « Marcel Proust » à Marie Scheikévitch
[Paris, 21 novembre 1918], 4 p. in-8°
« La condition humaine est si perfidement méchante… »
Fiche descriptive
PROUST, Marcel (1871-1922)
Lettre autographe signée « Marcel Proust » à Marie Scheikévitch
[Paris, 21 novembre 1918], 4 p. in-8°
Avec enveloppe autographe timbrée et oblitérée
Petites marques de trombone, ancienne trace de montage sur onglet
Tout juste informé que Marie Scheikévitch a survécu à la grippe espagnole, Proust s’empresse d’écrire à celle qui jadis l’aida pour la publication de Du Côté de chez Swann
« Chère Madame,
Quelle tristesse d’apprendre que vous avez été si malade, quelle tristesse supplémentaire de ne l’apprendre que maintenant, de n’avoir pu être triste pendant que vous souffriez, puisque je ne savais rien. Comment ne l’ai-je pas su ? Probablement parce que j’ai vu si rarement la Princesse Soutzo et au milieu de tant de monde et c’est elle qui vient de me l’apprendre.
C’est d’une manière rétrospective, maintenant que vous êtes guérie, qu’il me faut par l’imagination remonter en sens inverse de votre calvaire, dormir ou plutôt ne pas dormir vos nuits de fièvre. La condition humaine est si perfidement méchante que, comme si ce n’était pas assez pénible pour moi d’avoir à m’attrister sur vous avec mon amitié d’aujourd’hui, le passé de votre souffrance me rend pour un moment mon amitié plus vive qu’il y a un an. C’est avec celle-là que je compatis à tous les malaises que vous avez eus, ce qui me force à donner une force maximum de compassion, alors que celle que dicterait le feuillet actuel du calendrier de mon amitié serait déjà assez triste ! Enfin vous êtes guérie, Dieu merci. Et quelles jolies choses vous avez dû penser durant les heures délicieuses et neuves de convalescence.
Votre respectueux ami
Marcel Proust »
Une intime de Proust ayant joué de ses relations pour la parution du premier volume de La Recherche :
Marie Scheikévitch (1882-1964) est la fille d’un riche magistrat russe et collectionneur d’art installé en France en 1896. George D. Painter la dépeint comme « une des maîtresses de maison les plus intelligentes et les plus en vue de la nouvelle génération ». Protectrice d’artistes et d’écrivains, elle fréquente les salons puis fonde le sien. Elle est l’amie de Jean Cocteau, Anna de Noailles, Reynaldo Hahn, de la famille Arman de Caillavet, et bien d’autres encore.
Un sentiment d’une qualité toute singulière unissait Marcel Proust à Marie Scheikévitch. Bien qu’ils se soient croisés brièvement en 1905 dans le salon de Mme Lemaire, c’est en 1912 qu’ils font réellement connaissance. Il s’en suivit une correspondance qui dura jusqu’à la mort de l’écrivain en 1922. Se voyant « presque tous les jours » comme elle le dira plus tard (les amis s’écrivant d’autant moins qu’ils se voient davantage), on ne connaît que 28 lettres de Proust à elle adressées.
Elle lui ouvre les portes de son salon, fréquenté par tout ce que Paris comptait d’illustres personnalités dans les lettres et les arts, si bien qu’il lui rendra hommage dans Sodome et Gomorrhe sous le voile de Mme Timoléon d’Amoncourt, « petite femme charmante, d’un esprit, comme sa beauté, si ravissant, qu’un seul des deux eût réussi à plaire ».
Fervente admiratrice de l’écrivain, elle se dépense beaucoup au moment de la publication du premier volume de La Recherche, s’ingéniant à mettre Proust en relation avec les personnalités parisiennes qu’elle juge les plus capables de l’aider. C’est elle qui le recommande à son amant Adrien Hébrard, l’influent directeur du journal Le Temps, pour lui obtenir la fameuse interview du 12 novembre 1913 par Élie-Joseph Bois, à la veille de la publication de Swann. C’est le premier article d’envergure publié dans la grande presse et consacré à La Recherche. Pour l’en remercier, Proust lui adressera une dédicace capitale (récemment acquis par la BnF) lors de la publication de Swann.
Née Hélène Chrissoveloni, la princesse Soutzo (1879-1975) est présentée à Marcel Proust le 4 mars 1917 au restaurant Larue par l’intermédiaire de Paul Morand (que ce dernier épousera dix ans plus tard, en 1927). La rencontre entre Proust et la princesse est demeurée marquante, l’écrivain lui ayant proposé de réunir le quatuor Poulet au Ritz pour lui faire entendre du César Franck (Journal d’un attaché d’ambassade, 1916-1917 (1963), Gallimard, 1996, p. 171-172 ; Journal inutile, t. II, p. 131).
Provenance :
Catalogue Andrieux, 12 mars 1928; n°190
Puis collection particulière
Bibliographie :
Lettres à Madame Scheikévitch (1928), p. 107-108
Correspondance générale, t. V, p. 259-260, n°XXIV
Correspondance, Kolb, t. XVII, n°203
Marcel Proust II – Biographie, Jean-Yves Tadié, Folio, pp. 391-392