PROUST, Marcel (1871-1922)

Lettre autographe signée « Marcel Proust » à Marie Scheikévitch
[Paris, peu après le 7 février 1922] 3 p. in-8° sur papier gris clair

« Il y a mille chances pour que vous n’ayez pas remarqué que j’étais l’autre soir chez la princesse Soutzo »

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Fiche descriptive

PROUST, Marcel (1871-1922)

Lettre autographe signée « Marcel Proust » à Marie Scheikévitch
[Paris, peu après le 7 février 1922] 3 p. in-8° sur papier gris clair
Résidus d’anciennes traces de trombone, petit manque sans gravité en marge supérieure du second feuillet (sans atteinte au texte)
Trace de pliure centrale inhérente à la mise sous pli d’origine, quelques petites brunissures
Enveloppe autographe [par porteur] jointe, annotations au crayon au verso d’une main inconnue

Proust évoque une soirée passée chez la princesse Soutzo et admet s’être discrètement retiré au milieu d’une conversation entre Abel Bonnard et sa correspondante

Dernière lettre connue de Marcel Proust adressée à Marie Scheikévitch, neuf mois avant la mort de l’écrivain


« Chère Madame,
Ce seul mot (que je ne dicte pas à la machine bien qu’ayant maintenant une “machiniste”)¹ est pour vous dire ceci :
Il y a mille chances pour que vous n’ayez pas remarqué que j’étais l’autre soir chez la princesse Soutzo², plus encore si vous l’avez remarqué que ma “fuite” ait passé inaperçue à vos yeux. Mais, en supposant le seul risque d’une de ces deux hypothèses concordantes, je veux vous dire que si je ne suis pas resté auprès de vous, c’est parce que vous m’avez semblé avoir à parler à Abel Bonnard³. Je l’admire et je l’aime, vous le savez. Mais vous êtes beaucoup plus liée avec lui qu’avec moi et je ne voulais pas avoir l’air de me mettre entre vous.
Excuse ridicule d’une attitude qui vous est si indifférente.
Veuillez agréer ma respectueuse amitié.
Marcel Proust »


[1] La “machiniste” ici évoquée est Yvonne Albaret, nièce d’Odilon, l’époux de Céleste. C’est au moment de la rédaction de La Prisonnière que Proust annonce son intention d’embaucher une dactylographe après que Gaston Gallimard l’ait poussé à mettre ses écrits au net. Yvonne Albaret prend donc son service au tout début du mois de février et s’installe chez l’écrivain, rue Hamelin, vers le 20. C’est elle qui tapera La Prisonnière et La Fugitive [Albertine disparue].

[2] Allusion à la soirée passée chez la princesse Soutzo le mardi 7 février 1922.

[3] C’est selon toute vraisemblance que Proust et Bonnard ont été mis en relation par l’intermédiaire de Marie Scheikévitch. Si Bonnard est passé assez inaperçu du public littéraire de l’époque, il reçoit cependant des félicitations appuyées de Proust pour ses somans Le Palais Palmacamini et La vie et l’amour. Les deux hommes partagent les mêmes critères esthétiques, leur idée du roman est identique. Dans une lettre à Marie Scheikévitch du 1er janvier 1914, Proust ne cache pas son admiration à l’égard de son confrère : « Si vous voyez Bonnard, dites-lui combien j’aime son roman. Ce qui en fait la plus grande valeur est naturellement ce qu’on n’aperçoit pas, ce qui fait qu’on est peut-être injuste pour lui. Mais il a eu la noblesse de préférer cette beauté cachée. Je parle bien souvent de son livre mais particulièrement volontiers avec vous qui l’admirez et l’aimez »

Une intime de Proust ayant joué de ses relations pour la parution du premier volume de La Recherche :
Marie Scheikévitch (1882-1964) est la fille d’un riche magistrat russe et collectionneur d’art installé en France en 1896. George D. Painter la dépeint comme « une des maîtresses de maison les plus intelligentes et les plus en vue de la nouvelle génération ». Protectrice d’artistes et d’écrivains, elle fréquente les salons puis fonde le sien. Elle est l’amie de Jean Cocteau, Anna de Noailles, Reynaldo Hahn, de la famille Arman de Caillavet, et bien d’autres encore.
Un sentiment d’une qualité toute singulière unissait Marcel Proust à Marie Scheikévitch. Bien qu’ils se soient croisés brièvement en 1905 dans le salon de Mme Lemaire, c’est en 1912 qu’ils font réellement connaissance. Il s’en suivit une correspondance qui dura jusqu’à la mort de l’écrivain en 1922. Se voyant « presque tous les jours » comme elle le dira plus tard (les amis s’écrivant d’autant moins qu’ils se voient davantage), on ne connaît que 28 lettres de Proust à elle adressées.
Elle lui ouvre les portes de son salon, fréquenté par tout ce que Paris comptait d’illustres personnalités dans les lettres et les arts, si bien qu’il lui rendra hommage dans Sodome et Gomorrhe sous le voile de Mme Timoléon d’Amoncourt, « petite femme charmante, d’un esprit, comme sa beauté, si ravissant, qu’un seul des deux eût réussi à plaire ».
Fervente admiratrice de l’écrivain, elle se dépense beaucoup au moment de la publication du premier volume de La Recherche, s’ingéniant à mettre Proust en relation avec les personnalités parisiennes qu’elle juge les plus capables de l’aider. C’est elle qui le recommande à son amant Adrien Hébrard, l’influent directeur du journal Le Temps, pour lui obtenir la fameuse interview du 12 novembre 1913 par Élie-Joseph Bois, à la veille de la publication de Swann. C’est le premier article d’envergure publié dans la grande presse et consacré à La Recherche. Pour l’en remercier, Proust lui adressera une dédicace capitale (récemment acquis par la BnF) lors de la publication de Swann.

Née Hélène Chrissoveloni, la princesse Soutzo (1879-1975) est présentée à Marcel Proust le 4 mars 1917 au restaurant Larue par l’intermédiaire de Paul Morand (que ce dernier épousera dix ans plus tard, en 1927). La rencontre entre Proust et la princesse est demeurée marquante, l’écrivain lui ayant proposé de réunir le quatuor Poulet au Ritz pour lui faire entendre du César Franck (Journal d’un attaché d’ambassade, 1916-1917 (1963), Gallimard, 1996, p. 171-172 ; Journal inutile, t. II, p. 131).

Provenance :
Catalogue Andrieux, 12 mars 1928
Ancienne collection P.E.R.

Bibliographie :
Lettres à Madame Scheikévitch (1928), p. 123
Correspondance générale, t. V, p. 267-268 (n°XXIX)
Correspondance, Kolb, t. XXI, n°32

Source :
Marcel Proust II
– Biographie, Jean-Yves Tadié, Folio, pp. 391-392