PROUST, Marcel (1871-1922)
Lettre autographe signée « Marcel Proust » à Robert de Montesquiou
S.l, [7 septembre 1904], 4 pp. in-8°, liseré de grand deuil
« La véritable terre inesthétique n’est pas celle que l’art n’ensemença pas, mais celle qui, couverte de chefs-d’œuvre, ne sait ni les aimer, ni même les conserver »
Fiche descriptive
PROUST, Marcel (1871-1922)
Lettre autographe signée « Marcel Proust » à Robert de Montesquiou
S.l, [7 septembre 1904], 4 pp. in-8°, liseré de grand deuil
Timbre humide [ex-libris Robert de Montesquiou à son chiffre] au coin supérieur gauche
Fentes aux plis, annotation typographique au crayon sur la quatrième page
Proust dresse un constat acerbe sur l’Italie et la conservation de son patrimoine dans une étonnante lettre à son mentor
« Cher Monsieur,
Vous avez été bien gentil de m’inviter à cette matinée. Si je ne vous ai pas écrit c’est que, sortant exceptionnellement tantôt pour aller voir mes médecins, j’avais espéré pouvoir, en les quittant, aller vous remercier à Neuilly. Malheureusement, je n’ai été libre qu’à 7 heures. J’aurai ces jours-ci, par Reynaldo, de beaux récits qui préciseront mes regrets [d’après le compte rendu du Figaro du lendemain, Hahn a ravi l’auditoire avec ses compositions]. Et dire que c’est peut-être la seule fois que vous m’inviterez ! Mes rendez-vous avec ces médecins étaient pris et comme j’étais souffrant cela m’a fait, de sortir, beaucoup plus de mal qu’ils ne me feront jamais de bien. On m’a parlé, avec la vague déformation que prennent les bruits quand ils arrivent jusqu’à ma chambre de malade, des conférences que vous feriez en Italie. Malgré ce que vous m’avez dit en faveur de l’évangélisation plus efficace d’une terre inesthétique comme l’Amérique, je pense que les « Conférences d’Italie » seront plus glorieuses encore. La véritable terre inesthétique n’est pas celle que l’art n’ensemença pas, mais celle qui, couverte de chefs-d’œuvre, ne sait ni les aimer, ni même les conserver et laisse les Tintoret s’effacer peu à peu sous la pluie quand elle ne les repeint pas entièrement, qui détruit pièce à pièce ses plus beaux palais pour en vendre les morceaux, très cher, par cupidité, ou pour rien, par ignorance de leur valeur. La vraie terre inesthétique n’est pas la terre vierge en qui l’art habite, du moins par le désir qu’elle en a mais la terre morte où l’art n’habite plus, par la satiété, le dégoût et l’incompréhension qu’elle en a. Et je suis sûr que votre Épitre aux Romains ne sera pas moins belle que votre Message à l’Église de Philadelphie [allusion au voyage de Montesquiou aux États-Unis l’année précédente].
Votre respectueux
Marcel Proust »
Le rendez-vous manqué par Proust semble être la matinée que Montesquiou donna au Pavillon des Muses en l’honneur de l’écrivain italien Mathilde Serao, le mercredi 7 décembre 1904. Cette matinée est annoncée dans Le Figaro du mardi 6 décembre 1904, le compte rendu est donné le surlendemain dans le même journal.
Il n’est pas étonnant que Proust exprime ici avec insistance des sentiments appuyés sur l’Italie et sur son plus illustre peintre vénitien, lui dont sa traduction de La Bible d’Amiens de Ruskin venait justement de paraître en cette même année. Touché par l’ouvrage de l’auteur anglais qu’il découvre en 1898 grâce à son ami Robert de Billy, Proust entreprend plusieurs pèlerinages « ruskiniens » en même temps qu’il procède à la traduction, aidé de sa mère Jeanne Weil. Il se rend dans le nord de la France, à Amiens, et surtout à Venise. Il visite la cité lacustre à deux reprises en 1900, une première fois en avril, une seconde fois en novembre. Le pays, son histoire, ses œuvres… la fascination de Proust pour l’Italie ne tient pas uniquement au chapitre qu’il y consacre dans Le Temps retrouvé. Elle émane d’abord de façon significative au travers de l’œuvre ruskinienne.
L’écrivain avait-il eu connaissance du monumental Paradis du Tintoret malhabilement “détaché” du palais des Doges en 1903 quand il dresse ici une critique peu flatteuse sur la façon dont l’Italie conserve les peintures de ses maîtres ? Ou est-ce un constat de sa propre expérience lors de ses deux périples à Venise et ses environs ? Toujours est-il que l’engouement des collectionneurs américains pour les peintures européennes, ceux de « la terre vierge en qui l’art habite », battait son plein depuis déjà de nombreuses années.
Provenance :
Robert de Montesquiou
Robert Proust (qui racheta l’ensemble des lettres de son frères après la mort de Montesquiou)
Succession Suzy-Mante Proust
Bibliographie :
Correspondance générale, t. I, éd. Robert Proust et Paul Brach, Plon, p. 179-180, n°CLXXIV (transcription fautive sur un mot)
Correspondance, t. IV, éd. Philip Kolb, Plon, n°202