PSICHARI, Ernest (1883-1914)

Lettre autographe signée « Ernest Psichari » à Maurice Reclus
Paris, 11 juin 1902, 8 p. in-folio

« Ma seule intention fut, je le jure, d’accoupler des mots à la dérive, avec harmonie et rareté, autant que possible »

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Fiche descriptive

PSICHARI, Ernest (1883-1914)

Lettre autographe signée « Ernest Psichari » à Maurice Reclus
Paris, 11 juin 1902, 8 p. in-folio
Traces de pliures, quelques petites fentes au plis

Longue et bouleversante lettre inédite enrichie de quatre poèmes, quelques jours avant sa première tentative de suicide


« Mon cher Maurice Reclus,
Suis-je fou de t’avoir promis des explications à ce qui n’en comporte aucune ? Je ne crois pas qu’il y ait dans mes 16 pages « d’intention philosophique ». Ca serait vraiment trop ridicule. Ma seule intention fut, je le jure, d’accoupler des mots à la dérive, avec harmonie et rareté, autant que possible. Du reste, tu connais cela, et tout le monde connait cela. On se fiche pas mal de l’idée, en versifiant, et la joie est bien assez grande quand on a pu dénicher un mot sonore, même vain. Peut-être bien tout de même y avait-il en moi une pensée subconsciente, mais très sub[consciente]. Tenter de la dégager est peut-être audacieux et certainement vain.
Si je voulais étiqueter les concepts latescents au moment de l’écriture, je les alphabétiserais ainsi :

a) Glorification du suicide ; néant ; la mort, que la vie est tararaboum.
Idée banale que je développais jadis philosophiquement dans une conférence qui est en la possession de Jacques et plus jadis encore dans un exécrable sonnet, hybride et plat, que je reconstitue à peu près ainsi :

Ame, très douce amie, et sœur parmi les sœurs,
Tu cueilli tous les fruits au jardons héroïques…
Te souvient-il, parmis les jouvences mystiques,
De l’enfer des Baisers, du Paradis des Pleurs ?

Mais hélas ! le trésor est lourd de tes langueurs
Et si les pampres ont des errances magiques,
Moi, je veux éternels tes songes identiques,
Et clos ton rêve d’or en un flacon d’odeurs.

Tout bas tu confieras aux sépulcres bizarres,
Les emois trépassés des ardentes fanfares,
Et tu t’accoupleras aux noirs hippogryphes

Et tu seras la Sphinge enfin rassérénée,
Celle qui sut l’énigme inéffable des Soirs,
Et qui, comme une fleurs d’été se veut fanée.

Inspiration antipodique de celle d’A. France qui commence ses « Poèmes dorés » par une invocation à la lumière, et de celle de tous les poètes grecs, chez lesquels Yxos signifiat même bonneur [cf. Iliade XVII, 615 ; XXI, 538. Eschyles, les Verses, 300 Soph. Antig. 600] et aussi gloire, vie, etc… Chez moi, le mot ombre joue le même rôle et est aussi évocateur et multiforme que le Yxos greg. Je t’expliquerai un jour, comment, selon moi, il n’y a jamais eu de poédie en Grèce, à cause précisément de ce petit mot Yxos, et comment il n’y a jamais eu de poésie qu’en Allemagne, précisément par mépris dy Yxos.
Quant au suicide, il est de toute évidence la conséquence logique de l’amour. Mais ce qui fait la petite nouveauté de mon idée sur ce point, c’est que mes deux héros se suicident par bonheur. Je crois en effet, avec Schopenhauer qui a indiqué d’un mot cette théorie [Lichstrahlen… von F. Francus 3° ed. Leipzig 1874 p. 186] que le suicide a pour cause l’amour de la vie et non le mépris ou l’horreur de la vie. Cela, je le développe à fonds dans la conférence suiscitée.

[…]

e) J’en arrive à l’idée maîtresse et directrice. Elle sous entend Solness le constructeur. Le symbolisme touffu de Solness signifie selon moi ceci :
1° Solness construit l’idéal.
2° Pour ce faire, il tue les hommes et fait les 400 coups
3° L’idéal construit, tout s’écroule
4° D’où inutilité de Solness. Et absurdité d’iceluy.

Je dis :
1° Lui, poursuit l’idéal.
2° Pour ce faire, il fait, comme Solness, les 400 coups.
3° Tout cet aria aboutit au néant. Voir a.
Ne reproduit rien. Voir b.
4° Glorification de Lui. Car la recherche de l’Idéal est belle, même si elle n’aboutit pas.
Surtout si elle n’aboutit pas.

Solness a raison de tuer les hommes.
Solness a raison de construire une maison qui s’écroulera.
Il n’y a de belles que les maisons qui s’écroulent.
C’est un fait important et vraiment fécond que la maison s’écroule.
Cette idée était vague en moi quand j’écrivais mon poème. Elle n’est encore.
Mais ce fut là l’étoile lointaine, à laquelle j’accrochais ma charrue, puisque charrue il y a.
f) Je passe sur les petis symboles accessoires que tu as percé ede toi-même sans doute, et qui n’ont rien d’original : la Statue qui s’anime, les fruits murs, etc…
Au revoir
J’apprends Glatigny par cœur, intégralement.
Imite moi.
Dévotement à toi
Ernest Psichari »


Ernest Psichari (1883-1914) est le fils de Noémi Renan (la fille d’Ernest Renan), et de Jean Psichari, philologue. Il est connu pour ses romans, Terres de soleil et de sommeil, L’Appel des armes, Le Voyage du centurion, et pour sa conversion au catholicisme, sous l’influence de Jacques Maritain en particulier. Il meurt à Rossignol, au début de la guerre de 1914. Il sera utilisé, par Barrès entre autres, pour lutter contre l’influence d’Ernest Renan, encore très importante à l’époque, et deviendra l’un des symboles de la droite nationaliste. Son oeuvre excède cependant cette image que l’on a forgée de lui pour des besoins idéologiques.

Psichari est agé de 19 ans à la rédaction de cette lettre, en date du 11 juin 1902. Il traverse une période particulièrement troublée. Selon sa biographe, Frédérique Neau-Dufour « C’est en partie un amour déçu qui conduit Ernest à [un] état dépressif [p. 96] », amour pour Jeanne Maritain, sœur de Jacques et fille de Geneviève Favre, la fille de Jules Favre.
« Ernest essaie de se suicider, de manière avérée, en août 1903, et peut-être, déjà, en juillet 1902. [p. 99] ». La lettre est donc écrite peu de temps avant sa première tentative de suicide, qui sera suivie d’une seconde  tentative (dont il sera sauvé par son ami Maurice Reclus, et après laquelle il sera interné pendant  trois mois, d’août à octobre 1903.

On ne s’étonnera pas alors du contenu de cette lettre,  commentaire d’un texte de 16 pages adressé à Maurice Reclus.

Les thèmes principaux y sont soulignés : suicide, « amour parfait […] infécond », individualisme, évolutionnisme, goût du malheur. Les références sont très nombreuses : on trouve pêle-mêle Anatole France, Homère, Eschyle, Schopenhauer, Mallarmé, Wilde, Ebing, Darwin, Haeckel, Tyndall, Kelvin, Tolstoï, Lombroso, Nietzsche, Wagner, Albert Glatigny… Psichari prépare alors sa « licence ès lettres avec l’option philosophie, à laquelle il échoue d’ailleurs en juillet 1902 ; il ne sera reçu que lors des épreuves de rattrapage en novembre.

Le texte est semé de poésie symboliste ; on remarquera le sonnet Le fruit défendu, « description d’un amour féminin », écho de l’homosexualité d’Ernest Psichari (dont l’amitié avec Jacques Maritain « fonctionne sans conteste sur le mode de la relation amoureuse »).

La lettre se termine par l’évocation d’une pièce d’Ibsen, Solness le constructeur, qui a pour thèmes l’aspiration à l’idéal, la chute et l’échec.

Références :
Frédérique Neau-Dufour : Ernest Psichari : L’ordre et l’errance, éd. du Cerf, 2001

Les lettres d’Ernest Psichari sont d’une insigne rareté