RILKE, Rainer Maria (1875-1926)

Lettre autographe signée « RM Rilke » à Eduard Korrodi
[Glion] le 20 mars 1926, 8 pages in-8 à l’encre bleue

« Le sentiment de ce pur et grandiose paysage d’où m’était venu, dans des années de solitude et de concentration, un secours incessant et inépuisable »

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Fiche descriptive

RILKE, Rainer Maria (1875-1926)

Lettre autographe signée « RM Rilke » à Eduard Korrodi
[Glion] le 20 mars 1926, 8 pages in-8 à l’encre bleue
Petites fentes aux marques de pliures, infimes déchirures sans atteinte au texte, quelques décharges d’encre

Une des plus merveilleuses lettres de Rilke, d’une importance capitale
Véritable testament poétique rédigé la même année de sa mort à l’adresse de son ami Eduard Korrodi, qui prononcera son éloge funèbre

Arrivé au crépuscule de sa vie, le poète évoque pêle-mêle la réception critique réservé à ses ouvrages, ses souvenirs, l’influence de la Suisse sur son œuvre, ses inspirations, puis s’exprime sur ses œuvres passées et poèmes en langue française à paraître, Vergers et Quatrains Valaisans


« Cher Monsieur Korrodi,
Si, dans l’affaire qui m’a tracassé récemment, vous n’avez pu jouer qu’un rôle, d’ailleurs efficace, d’intermédiaire, la grande obligeance de vos lignes a préparé à ma cause un véritable tremplin. Je saute donc (non sans avoir pris d’abord un peu d’élan).
Vous savez (j’ai presque honte de souligner sans cesse le même fait) que je ne lis jamais, en règle générale, ce que l’on publie sur mes livres (pour ne pas devoir abandonner ma position centrale à l’intérieur de mon travail) ; je n’aurai donc pas vu d’avantage certains petits calices où s’éventait, semble-t-il, tout espèce de lies, et que me tendaient des journaux et des revues allemandes (à l’occasion de l’impression de quelques poèmes écrits en français). Le goût de ces liqueurs néanmoins doit avoir été fort déplaisant, puisque, de plusieurs côtés, de jeunes amis ont tenu à m’offrir leurs forces et leurs armes pour me justifier ou me défendre. Dans un cas particulier, j’ai même accepté un service de ce genre ; en effet, dans un certain article que l’on mit sous mes yeux, l’attaque était si curieusement déplacée qu’elle semblait viser, plus que moi, tout un groupe de personnes à qui je ne dois depuis longtemps que bienfaits. Pour le reste, le bruit qu’avait fait un incident aussi secondaire devait finir de lui-même, comme tout bruit.
Mais j’ai eu entre les mains cette semaine les dernières épreuves de ce livre de vers français qui va paraître prochainement dans la collection
« Une œuvre, un portrait » (aux éditions de la Nouvelle Revue française). Je ne sais si la modeste apparition de ce petit choix va renouveler et aggraver les reproches qui m’ont été adressés. Mais dès aujourd’hui, cher Monsieur Korrodi, je vous demande la faveur de faire de vous le complice et le défenseur des vraies raisons qui sont à l’origine de cette production marginale et de sa publication. L’absurde apparaît, pour le moins, superflu ; et c’est dans cette rubrique de l’absurde superflu que je serai forcé de ranger les hypothèses auxquelles mes essais pour arracher à une langue qui n’est pas originellement la mienne un accent qui me soit propre, ont donné lieu.
Après tout (n’est-ce pas ?), personne n’est tenu de savoir quelle importance de plus en plus grande la généreuse hospitalité de la Suisse devait prendre après ces années d’interruption et de très profond trouble, pour la poursuite de ma vie et de mon travail ; et je me demande si je suis tenu, à mon tour, à m’exprimer sur ces rencontres ? J’ai jugé suffisant d’en présenter, un à un, les résultats. Il faut compter parmi eux, après les
Sonnets à Orphée et le recueil des Élégies [de Duino], cette réunion de vers français à laquelle eût parfaitement convenu le titre « Nebenstunden » (choisi par la Reine Christine de Suède pour certains cahiers). « Heures marginales » : mais dans lesquelles ne s’en imposait pas moins un sentiment essentiel. Le sentiment de ce pur et grandiose paysage d’où m’était venu, dans des années de solitude et de concentration, un secours incessant et inépuisable. Depuis ces premiers essais juvéniles où cherchaient à transparaître des influences de ma partie pragoise, je ne m’étais plus jamais senti entraîné à célébrer directement dans un poème un lieu vécu, à le « chanter » ; et voilà que dans la troisième année de mon installation là-bas, s’éleva en moi une voix valaisanne, si forte, si autonome que la langue involontaire s’imposa avant même que je lui en eusse accordé le moindre droit. Il ne s’agit pas ici d’un travail intentionnel, mais d’un étonnement, d’une soumission, d’une conquête. De la joie de faire ses preuves sur un paysage de mieux en mieux compris ; et de découvrir une possibilité d’échanges dans le domaine de la sonorité, de ses accents propres.
Enfin, s’il faut tout dire, du plaisir de se retrouver plus jeune, presque jeune, dans l’usage d’une seconde langue dont on n’avait fait jusqu’alors qu’un usage passif ou pratique, et dont la crue (ainsi qu’on l’avait éprouvé, jeune, avec la sienne propre) se mettait à vous porter, maintenant, dans l’espace de la vie anonyme.
Ainsi donc, de naissance, ce livre de poèmes et d’abord un livre suisse, et j’ai trouvé juste à côté du titre Vergers, choisi par des amis, le titre du groupe de poèmes le plus long, autour duquel s’étaient rassemblés les autres vers, les Quatrains valaisans, figure aussi sur la couverture.
La publication de ces poèmes n’a pas été plus intentionnelle que leur naissance. Et là, je dois sans doute avouer un peu de faiblesse. Certes, quand j’en confiais quelques-uns à Paul Valéry pour sa belle revue
Commerces, je jugeais presque invraisemblable qu’aucun pût satisfaire aux exigences de la revue. Même quand l’inattendu se fut produit et que la Nouvelle Revue française me demanda d’autres vers, j’étais encore loin de prévoir où cette docilité m’entraînerait. S’il en résulte aujourd’hui la parution imminente d’un choix (dû à mes amis) de mes vers français, c’est qu’une série de circonstances m’ont converti à cet accord et à ce risque. Le désir, avant tout, d’offrir au canton du Valais le témoignage d’une reconnaissance plus que privée pour tout ce que j’ai reçu (du pays et des gens).
Ensuite, celui d’être plus visiblement lié, à titre de modeste écolier et d’immodeste obligé, à la France et à l’incomparable Paris, qui représentent tout un monde dans mon évolution et mes souvenirs. Et, à l’arrière-plan, la pensée que ne pourrait guère réussir jamais pour ma poésie ce qui vient d’être atteint pour la prose des
Cahiers de M. L. Brigge : une transposition vraiment fidèle et légitime.
Par Maurice Betz : en préparation chez Émile-Paul frères, Paris, rue de l’Abbaye 14. La connaissance que l’on prend de mon travail par cette traduction risque finalement d’être mieux complétée par mes vers français (même si on ne voit en eux qu’une « curiosité ») que par tout effort pour donner de la structure allemande de mes poèmes adultes une imprécise approximation française.
Ici prend fin, autant que je peux voir, ma ronde autour de ma « cause », dont je n’ai nullement voulu faire, en tournant autour, une place fortifiée ; bien plutôt la révéler enfin telle qu’elle est, dans son ouverture, sa candeur et, si l’on peut dire, sa lyrique rusticité.
Il fallait bien déposer quelque part, pour demain ou après-demain, l’étalon qui aidera les esprits ordrés à donner au produit
Vergers sa juste place dans le contexte de ma vie. Ceux qui se scandalisent de ce petit livre, je n’ai rien à faire avec eux ; avec ceux qu’il étonne, je me sens lié par ma propre surprise heureuse.
Mais à vous-même, cher Monsieur Korrodi, je me sens, au moment de vous quitter, plus particulièrement lié par la conviction que, dans votre vieil et sincère intérêt pour moi, s’il se fût agi de trouver des arguments, votre intuition vous eût suggéré à peu près ceux que j’énumère ici.
A quoi s’ajoutent toutes les autres raisons de mon attachement durable et reconnaissant.
Votre dévoué
RM Rilke
PS : La « Revue de Genève » me fait l’honneur de publier dans son numéro d’avril dix ou douzes pièces des
Quatrains Valaisans. Le titre du petit volume, dans la série « Une œuvre, un portrait » est : Vergers suivi des Quatrains valaisans.
Et encore une chose : le livre ci-joint qui selon « la répartition des rôles » la plus stricte relève de votre domaine de compétence, a dû être ces temps derniers recommandé à votre attention et à votre appréciation. Je l’avais déniché fin janvier dans une petite mercerie à Glion avant même qu’il ne reçoive la reconnaissance d’un prix littéraire (le prix des « Amis des lettres françaises ») et il m’a réservé le soir même ce genre de surprise intense qu’on associe rarement à un nom nouveau et à un premier livre. Lisez-le sans tarder »


Cette lettre de huit pages a été écrite par Rilke le 20 mars 1926, lors de son avant-dernier séjour dans au sanatorium de Val-Mont, à Gelon, dans le Valais, où il reviendra une dernière fois quelques mois plus tard pour y mourir le 29 décembre 1926. (D’une épine de rosier qui aurait provoqué une septicémie, dit une légende, et plus vraisemblablement d’une leucémie qui l’affaiblissait depuis plusieurs années.)

Le poète autrichien vient de publier pour la première fois des poèmes qu’il a composé en français, et c’est ce choix qu’il entend défendre et expliquer à Eduard Korrodi. Ce dernier, en effet, s’en est étonné dans le journal où il règne sur le cahier culturel (le « Feuilleton », en allemand) de la Neue Zürcher Zeitung, fondée en 1780 et considérée dans le monde entier comme le quotidien suisse-allemand de référence. De 1914 jusqu’à sa mort en 1950, Korrodi exerce sa fonction de critique en « pape de la littérature », voire en « procureur fédéral » (dixit Max Frisch).

Référence :
Rilke, Correspondance, éd. Philippe Jaccottet (1976), Seuil, pp. 605sqq