ROPS, Félicien (1833-1898)

Lettre autographe signée « Félicien Rops » à un monsieur
Paris, 28 mai [1891 ?], 3 p. in-8°

« Tous : Sculpteurs, poètes, musiciens, peintureurs, à part une vingtaine de ‘cérébralement voyants’ sont une bande de Simiesques & de lémuriens qu’il faudrait emmener doucement.. et fusiller »

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Fiche descriptive

ROPS, Félicien (1833-1898)

Lettre autographe signée « Félicien Rops » à un monsieur
Paris, 28 mai [1891 ?], 3 p. in-8°
Infimes tache sur la première page, pliure centrale d’époque

Rops décline une invitation à une représentation musicale dans une lettre foisonnante et loufoque, livrant quelques traits de son passé puis un implacable jugement sur l’art de ses contemporains


« Mon Cher Monsieur,
Je suis à la fois très charmé de la gracieuseté grande que vous avez eue de m’envoyer une place pour l’audition de vos Proses en Musique ; et désolé aussi ! Charmé, parce que ayant fait pianoté par ma grande fille, ne pianotant plus moi-même, votre “album”, que [Auguste] Delâtre m’avait prêté, je tiens en réelle estime votre talent, d’une allure très moderne : musique d’un nervosisme spécial, parisienne au possible sous-dermique, sceptique, & rêveuse avec cela, aux bon endroits. – Notez que en 1869 je “Bayreuthais” [allusion à la salle d’opéra de Wagner dans la ville de Bayreuth] avant que ce ne fut de mode, ceci pour vous dire que je ne suis Philistin que d’apparence.Désolé aussi suis-je, parce que je suis forcé par des invitations préalables de promener, nourrir & faire rire des Canadiens des grands lacs, qui, dans les temps, au Manitoba [province canadienne], (déjà embêté et souillé avant moi, par Chateaubriand [allusion à son roman Les Natchez], qui aurait mieux fait de polluer anticipativement Mme Récamier), m’ont donné l’hospitalité de leur campement, à l’époque où Buffalo-Bill n’avait pas encore inventé le Far-West ambulant […]
Ah ! Tout se paie ! – J’aurais voulu être à cette audition pour ma joie particulière, & pour jouir aussi du bonheur des oreilles finaudes qui seront là ; car cela ne peut être “médiocre” ce que vous avez écrit, mauvais peut-être, ou très beau, suivant l’âme de chacun, les dispositions des cœurs, ou les situations gastriques des auditeurs. Vous êtes un “heureux” puisque dans ce que j’ai lu de vous, l’éternelle & immuable bêtise des artistes est évitée, et d’emblée, par don spécial & rare. Car tous : sculpteurs, poètes, musiciens, peintureurs, à part une vingtaine de “cérébralement voyants” sont une bande de Simiesques & de lémuriens qu’il faudrait emmener doucement, en mai, sous prétexte d’omelette printanière, au coin d’un joli bois plein de muguets & de jacinthes bleues, et fusiller, avec le regret & la tendresse mélancolique qui se mêle à l’abattage des vieux chiens galeux. On réconforterait l’agriculture qui manque de bras, et l’épicerie qui manque de [Henri] Pottin, par cette légitime & salutaire exécution. Car Pottin eut pu être Bougereau ou [Edmond] Audran. Je ne parle pas du père, qui chantait délicieusement de mauvais opéras-comiques, avec la voix de Mr Buffet, mais du fils. Car les vaches ne sont mal gardées que parce que les vachers font du grand art, & que chacun ne fait plus son métier. – Que “d’artistes” & des plus institutaires, eussent bien fait à la queue d’une charrue à défoncer les terres profondes ! – Et c’est ce qui fait disparaître la plus belle des qualités : la Sincérité en Art. – Car rien ne la remplace cette sincérité ! Notez que je ne dis pas la vérité, qui n’est jamais qu’une chose relative & fluctuante suivant les tempéraments. Je suis donc “heureux d’avoir fait votre connaissance” & malheureux de ne pas vous connaître davantage Jeudi. J’ai, dans une louable intention disposé du billet que vous aviez mis à ma disposition. Je l’ai donné à une rédacteur d’une “revue musicale” quelconque qui m’a promis de faire un article sur l’audition. Je ne connais pas ses tendances musicales, mais personnellement ce n’est pas un sot ; il est vrai que cela ne prouve rien, mais j’ai fait pour le mieux !
Je vous serre la main & je vous souhaite un franc succès Jeudi soir.
Félicien Rops »


On peut dater cette lettre avec quasi-certitude d’après 1887, compte tenu de ses occurrences à l’Amérique du nord. Rops avait effectué cette année-là un voyage aux États-Unis avec les sœurs Duluc qui avait prospecté le marché américain pour leur maison de couture. L’artiste se rend à New-York, Baltimore, Chicago, Ottawa, Montréal, Québec etc. et en profite ici pour livrer un sévère jugement à l’égard de Chateaubriand qui, près d’un siècle plus tôt, s’était rendu dans les mêmes contrées qui inspirèrent ses premiers romans, chefs-d’œuvre romantiques.
On connaît les liens d’amitiés qui unissaient Rops et Auguste Delâtre (évoqué en début de lettre), illustrateur et imprimeur français. Ce dernier publie, en 1887, un traité technique intitulé Eau-forte, Ponte sèche et Verni mou, auquel contribue activement Rops.

Bibliographie :
Rops lettres : n°1580