SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin (1804-1869)

Lettre autographe signée « Ste Beuve » à Adèle Foucher
Besançon, 14 8bre [octobre] 1829, 3 p. in-4°

« En vérité, madame, quelle folle idée ai-je donc eue de quitter ainsi sans but votre foyer hospitalier, la parole féconde et encourageante de Victor… »

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Fiche descriptive

SAINTE-BEUVE, Charles-Augustin (1804-1869)

Lettre autographe signée « Ste Beuve » à Adèle Foucher
Besançon, 14 8bre [octobre] 1829, 3 p. in-4° à l’encre noire sur papier vergé
Adresse autographe sur la quatrième page :
« Madame Victor Hugo
11 Rue Notre dame des champs
Paris »
Tampon de compostage [18 Octobre]
Bris de cachet avec petit manque (fragment conservé), sans atteinte au texte
Petite décharge d’encre en marge supérieure du premier feuillet
Nombreux repentirs demeurés inédits

Longue et foisonnante lettre, dans l’intimité du couple Hugo au travers des yeux de leur ami Sainte-Beuve – Le poète-critique évoque, l’âme en peine, ses absences d’inspiration et son désir ardent de retrouver sa correspondante.


« Madame,
Vous avez bien voulu me permettre de vous écrire et c’est une des plus grandes joies de notre voyage, qui, jusqu’ici comme tous les voyages humains, a été fort tempéré de contrariétés. Nous sommes depuis trois jours à Besançon qui nous semble une ville détestable, toute pleine de fonctionnaires, administrative, militaire et séminariste. Robelin¹ y est arrêté par des affaires, et nous regrettons que ces affaires ne se soient pas rencontrées plutôt à Dijon qui est une bien belle ville et peuplée de bien jolies dijonnaises dont Boulanger² a encore le cœur légèrement blessé : il vous racontera combien les yeux des jeunes filles de cette ville sont vifs et luisants. Pourtant je ne veux pas le calomnier et il est des yeux à Paris qu’il n’a pas encore oubliés. Aujourd’hui même, il a fait de souvenir une fort belle personne de seize ans, ressemblant beaucoup à une de nos voisines de la rue Notre-Dame-des-Champs ; au retour la demoiselle aura beau ne pas vouloir se reconnaître, il faudra bien qu’elle croie que ses traits sont gravés dans un certain cœur : voilà matière à bien des cancans qu’il nous sera bien doux de chuchoter dans quelques jours à vos pieds.
Je ne vous parlerai pas de gothique, d’une maison de la Renaissance peinte par Boulanger à Dijon, de porte romaine à Besançon, mais nous parlons à chaque instant de vous, de notre cher Victor dont nous nous renvoyons à tout bout de champ des vers et dont nous regrettons bien de ne pas avoir emporté les œuvres ; nous aurions besoin, pour nous rafraîchir l’âme, de votre conversation calme, reposée, si sensée et si bonne. À quoi en est Othello³ ? Est-ce joué ? Je n’ai pas lu, un seul journal depuis huit jours ! Et la pièce de Victor, Hernani, et la nouvelle ? Qu’il nous tarde de savoir des nouvelles de tout cela ! Et vous, madame, êtes-vous toujours une maman bien sévère ? Tenez-vous toujours à cette discipline d’il y a quinze jours ? Dites-vous toujours, avec cet air qui n’est qu’à vous, que ce que vous en faites n’est point par conviction, mais parce qu’il vous a pris un grand goût d’être à l’aise et que maintenant vous vous aimez ? Mais, je vous en prie, égoïsme ou conviction, continuez encore quelque temps cette discipline de douceur austère, pour laquelle vous m’en avez tant voulu, et votre Didine [Léopoldine] sera la plus sage des enfants comme elle est la plus jolie et la plus fine. J’espère que Charlot [Charles] et Victor prospèrent toujours.
Je ne sais si nous verrons madame de Lelée à Pontarlier ; je ne sais si nous irons à Pontarlier, si nous resterons ici deux jours encore seulement ; si même nous ne retournerons pas à Paris, Boulanger et moi, sans Strasbourg ni Cologne ; toute détermination dépend de quelques petites affaires archi-épiscopales qui traînent en longueur et nous font maudire le pavé pointu de Besançon. Quand nous sommes passés à Dijon, M. Brugnot en était absent, j’ai laissé un mot pour lui ; je n’ai pas encore trouvé M. Weiss, mais j’y retournerai.
En vérité, madame, quelle folle idée ai-je donc eue de quitter ainsi sans but votre foyer hospitalier, la parole féconde et encourageante de Victor, et mes deux visites par jour dont une était pour vous ? Je suis inquiet, parce que je suis vide, que je n’ai pas de but, de constance, d’œuvre ; ma vie est à tout vent, et je cherche, comme un enfant, hors de moi ce qui ne peut sortir que de moi-même. Il n’y a plus qu’un point fixe et solide auquel dans mes fous ennuis et mes divagations continuelles, je me rattache toujours, c’est vous, c’est Victor, c’est votre ménage et votre maison. Non, madame, depuis que j’ai quitté Paris je n’ai pas pensé une seule fois ni à mademoiselle Cécile, ni à mademoiselle Nini, ni à personne qu’à ma mère, et assez tristement pour plusieurs raisons, et à vous comme consolation pleine de charme et de bonnes pensées. Pourquoi donc vous quitter et m’en venir dans une auberge de Besançon sans savoir si j’irai plus loin, et quand ? Je me suis déjà fait souvent cette question, nous nous la sommes faite, nous deux Boulanger ; et nous n’avons jamais pu nous répondre autre chose, sinon que nous étions bien fous, que nous pensions sans cesse à vous, que nous y penserions jusqu’au bout du voyage, et que nous vous reverrions le plus tôt possible avec bonheur.
Adieu, madame ; j’écrirai à Victor, si je continue d’aller ; sinon je vous porterai moi-même ma prochaine lettre. Dites mille amitiés à Paul ; vous qui êtes la raison même, donnez quelques bons conseils à notre ami Guttinguer avec mille souvenirs de moi. Embrassez Victor de ma part, et dans votre cœur si rempli d’épouse, de fille et de mère, trouvez place à une pensée par jour pour votre sincère et respectueux ami
Sainte-Beuve
P.-S. Je commence à croire que nous partirons d’ici vendredi pour Bâle. Si un mot de Victor nous attendait à Strasbourg, poste restante, nous le recueillerions au passage comme la manne.
Robelin qui se rappelle à vous fait souvenir Victor qu’il lui a promis les Orientales en feuille. »


C’est suite à sa critique élogieuse en 1827 sur les Odes et ballades que Sainte-Beuve se lie d’amitié avec Victor Hugo. À cette époque le critique littéraire, qui loge rue de Vaugirard, se trouve être le voisin immédiat du déjà célèbre et loué poète, qui réside avec sa famille au 11, rue Notre dame des champs (de 1827 à 1830). Fasciné par la puissance créatrice et l’imagination si féconde d’Hugo, Sainte-Beuve lui rend de très nombreuses visites et profite tout autant de la présence de la belle Adèle. Il devient rapidement un intime de la famille. Les enfants du couple Hugo, Léopoldine et Charles ici évoqués ne sont alors âgés que de 5 et 2 ans et demi.
Menant une vie isolée et conscient de la gloire grandissante et inexorable de son ami, Sainte-Beuve voit en lui la réussite humaine à tous les égards. Cette amitié se dissipera toutefois quelques années plus tard, se traduisant peut-être par une jalousie de Sainte-Beuve à l’encontre d’Hugo. La familiarité et la tendresse transparaissent ici sans équivoque dans ses mots à Adèle. Cette amitié éperdue que Sainte-Beuve éprouve pour le couple va se transformer en amour timide mais ardent pour l’épouse. Madame Hugo, délaissée par un mari bourreau de travail, ne deviendra plus inséparable de son époux et entretiendra une correspondance “secrète” avec Sainte-Beuve au début des années 1830. Les lettres ayant plus tard été de part et d’autre détruites, on ne saurait établir formellement qu’ils furent amant.

1/ Charles Robelin, architecte et sculpteur.
2/ Louis Boulanger, qui fut dédicataire de deux poèmes de son ami dans Les Consolations (1863)
3/ Le More de Venise (1829), traduction en vers d’Othello par Alfred de Vigny, représenté pour la première fois à la Comédie-Française le 24 octobre 1829.
4/ Hernani est représentée pour la première fois à la Comédie-Française le 25 février 1830, et publiée la même année.
5/ Il s’agit de Marion de Lorme, drame en cinq actes et en vers que Victor Hugo était en train d’écrire. Il est joué le 11 août 1831 au théâtre de la Porte-Saint-Martin après avoir été interdit par la censure et suspendu par l’auteur une autre année.
6/ Les Orientales, recueil composé de quarante-et-un poèmes, est publié en 1829.

Provenance :
Collection particulière

Bibliographie :
Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et Madame Hugo, t. III, éd. Gustave Simon, La Revue de Paris, 1903, p. 754-757