[DELACROIX] SAND, George (1804-1876)

Lettre autographe signée « G.S. » à Eugène Delacroix
[Nohant, 13 août 1843], 4 p. in-8°, adresse autographe sur le quatrième feuillet

« Je n’existe plus, je vous l’ai dit. Il y a trois ans bien comptés que je suis morte, m’étant suicidée volontairement pour m’empêcher de mourir et ne pas trainer une ridicule agonie »

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Fiche descriptive

[DELACROIX] SAND, George (1804-1876)

Lettre autographe signée « G.S. » à Eugène Delacroix
[Nohant, 13 août 1843], 4 p. in-8°, adresse autographe sur le quatrième feuillet
Bris de cachet

Extraordinaire lettre, comme Sand n’en a que très rarement écrite, aux confidences les plus sombres et témoignant de son indéfectible admiration pour son ami Delacroix


« Cher bon vieux, Je vois que vous avez fait un assez ennuyeux voyage et une arrivée plus ennuyeuse encore. Mais vous allez vous plonger dans le travail, faire ­­­des choses superbes, avoir un coup de feu magnifique ; un instant de satisfaction légitime en regardant le réussi vous fera oublier les semaines et les mois de fatigue et de contrariété.
C’est nous qui devrions nous plaindre, nous qui menons une petite vie si monotone, si bourgeoise, et qui nous regardons tout ébahis de notre bêtise quand vous nous quittez. Et puis nous attendons un an pour recommencer avec vous quelques jours d’entrain et de joie. Cependant nous portons notre joug avec la patience de nos bœufs, Chopin avec sa santé souffreteuse et résignée, Maurice avec son caractère d’enfant au maillot, moi avec ma montagne de pierres qui à force de peser sur moi est devenue adhérente à mon individu. Ce n’est pas une grande force d’esprit qui me soutient comme vous le croyez. C’est une grande lassitude de toutes les satisfactions personnelles qui paraissent si grandes tant qu’on est jeune et qu’on les poursuit, et puis qui semblent si peu de chose quand on ne les espère plus et qu’on a plus de force de courir après. Bref, je n’existe plus, je vous l’ai dit. Il y a trois ans bien comptés que je suis morte, m’étant suicidée volontairement pour m’empêcher de mourir et ne pas trainer une ridicule agonie. Mon idéal n’est plus dans ma vie réelle. Il est dans un autre monde, dans un autre siècle, dans une autre humanité, ou je suis certaine de me réveiller un jour après le salutaire repos de la mort. En attendant, je fais des romans, parce que c’est une manière de vivre hors de moi. Ce parti pris de ne rien vouloir et de ne rien chercher pour moi, je suis devenue indulgente pour beaucoup de choses et la vie ne me parait plus si enivrante, ni amère. Vous conseillerai-je de vous annihiler comme moi ? Non, je m’en garderai bien. Puisque tant de choses vous paraissent encore émouvantes, pénibles, insupportables, c’est que d’autres choses vous apparaissent encore désirables et délicieuses. Il n’y a pas à dire, on ne sent vivement la douleur que parce qu’on sent vivement la joie. Vous êtes donc plus jeune que moi de dix ans, et je ne vous en plains pas trop. Vous avez encore les bénéfices de votre labeur, les consommations de vos souffrances. Vous travaillez dans l’amertume et dans l’ivresse. Excusez du peu.
Allons, travaillez ferme, voilà du beau temps. Je vois dans les journaux que les travaux de la Chambre doivent être finis pour la prochaine session. Vous allez en abattre et du bon. J’espère que cet hiver, vous me permettre d’y mettre le nez. J’ai reçu vos cigares qui sont délicieux et votre briquet qui enfonce les miens. Je vous remercie de votre bon souvenir, et de la peine que vous avez prise d’aller vous casser le nez chez Miss Solange, qui a eu beaucoup de regret de ne pas vous voir. Adieu, chez bon ami, soignez-vous selon la méthode Papet le plus possible, que nous vous retrouvions comme nous vous avons laissé.
Nous vous embrassons tendrement tous les trois, et Polite vous dit mille bêtises et amitiés de cœur.
G.S. »


La confession de ce mal-être peut nous ramener à l’ethos de l’écrivain romantique, qui ressort ici plus que jamais. En effet, des formules telles que « je n’existe plus », « je suis morte », « suicidée volontairement », « le salutaire repos de la mort », « ne rien vouloir » révèlent des sentiments typiques du mal du siècle, thème du romantisme de la première vague qui anticipe le spleen. Ainsi, même si Sand est née en 1804, rien ne l’empêche de se projeter sous l’Ancien Régime et de clamer que « [S]on idéal n’est plus dans [s]a vie réelle. Il est dans un autre monde, un autre siècle ». Car la Révolution n’est pas que la victoire du peuple, mais aussi celle du matérialisme, qui dépossède de toute spiritualité. Il n’est donc pas étonnant de trouver une mention explicite du suicide, un leitmotiv romantique qui n’est pas sans rappeler la longue confession de René, personnage éponyme de Chateaubriand : « J’avais voulu quitter la terre avant l’ordre du Tout-Puissant ; c’était un grand crime ».

Une affectueuse amitié s’est installée entre la romancière et le peintre. Débutée en 1834, elle ne prendra fin qu’à la mort de Delacroix, en 1863. Ils échangèrent l’une des plus belles correspondances du XIXe siècle.

Références :
George Sand – Correspondance, Lubin, t. VI, p. 218-4220, lettre n°2699

Provenance :
Collection Achille Piron (légataire universel de Delacroix)
Collection Marc Loliée