SAND, George (1804-1876)

Lettre autographe signée « George » à son amie Rozanne Bourgoing
[Paris, fin novembre 1842], 6 pages in-4 à son petit chiffre gothique

« La Revue de Paris m’est fermée comme le Paradis l’est au diable »

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Fiche descriptive

SAND, George (1804-1876)

Lettre autographe signée « George » à son amie Rozanne Bourgoing
[Paris, fin novembre 1842], 6 pages in-4 à son petit chiffre gothique
Légères fentes aux plis

Longue et remarquable lettre de George Sand sur l’art du roman, sur les revues et les éditeurs, et sur son roman Consuelo


« Chère Rozanne, j’ai lu ton roman (1). Il y a de très jolies choses, des caractères, de la poésie, des vérités philosophiques, et beaucoup de cœur. Il n’y a pas assez d’incidents, trop de simplicité dans le sujet et dans les événements. C’est trop une histoire réelle et véritable, et pas assez un roman. Ce n’est point un tort de ton esprit et de ton caractère, au contraire c’est un mérite. Mais le roman demande plus d’animation et de variété, des scènes plus inattendues, des personnages moins faits d’une pièce, une intrigue plus compliquée, plus d’art enfin. L’art n’est pas fait pour toi, tu n’en as pas besoin. Mais le roman ne peut guère s’en passer, et à ta place je recommencerais celui-là, ou j’en ferais un autre. Ne prends mon avis cependant, que pour ce qu’il te semblera valoir. Il est possible qu’à force de faire des romans moi-même, j’aie le goût gâtée, comme on l’a sur le bon vin quand on a trop humé le piot de Boutarin. J’ai fort peu de confiance en mon jugement et te supplie de ne pas l’accepter sans examen. Si tu persistes à vouloir imprimer Héléna, je suis toute à ton service, mais les difficultés sont grandes. D’abord la revue indépendante n’a que trop de romans, outre les miens ; on lui en présente tous les jours, et elle demande au lieu de cela des articles de politique, de bibliographie et de science, dont le monde actuel est fort pauvre, ou fort avare. La Revue de Paris m’est fermée comme le Paradis l’est au diable. Buloz et Bonnaire en tiennent les clefs d’une main et celles de la Revue des 2 Mondes de l’autre. Ma recommandation serait donc très fâcheuse, brouillés avec nous, furieux, désespérés qu’ils sont dans ce moment-ci. Il faudrait trouver un éditeur. C’est bien difficile, je te l’ai dit bien souvent, et c’est aujourd’hui pire qu’alors, ces Messieurs ne veulent point se risquer sur un nom inconnu, et si le roi leur recommandait le livre de son neveu, ou de son cousin, ils lui diraient « à vos ordres, sire, mais quand votre majesté aura donné mille écus pour les frais d’impression et d’annonces ». Il n’y a plus d’éditeurs confiants en la parole d’autrui, encore moins d’éditeurs aventureux pouvant et voulant risquer une petite somme. Ils sont tous ruinés, le public est blasé. Le commerce va à la diable : et voilà qu’ils disent tous, et quand j’aurai essayé tout ce qui est possible, pour la centième fois de ma vie en pareille rencontre, j’aurais un refus.
J’essaierai pourtant, je te le promets, et si je réussis ce sera seulement à des conditions que je dois te faire savoir d’avance, car ce sont les mêmes qu’on propose toujours. On t’imprimera à condition que tu paieras les frais d’impression et les annonces si tu en veux (ce qui est indispensable au succès du livre et coûte fort cher (2)). Ensuite le libraire consentira à vendre en partageant avec toi les profits, mais il prélèvera sa part, et quand il l’aura prélevée, il ne s’occupera plus de la vente, ton livre sera épuisée, oublié, il n’en vendra pas vingt exemplaires à ton compte. Je le suppose seulement indolent et peu délicat comme ils sont tous. S’il est radicalement fripon comme ils le sont presque tous, il te dira qu’il n’a rien vendu et te demandera encore des indemnités pour s’être chargé de tout cet embarras. Car enfin, la surveillance de l’impression, l’emmagasinement des exemplaires, les démarches auprès des débiteurs en détail, etc. tout cela représente une peine qui demande salaire. Les moyens de contrôle sont impossibles. Dans ce moment-ci, je crois entre nous soit dit qu’on me trompe épouvantablement sur le tirage de Consuelo en volumes in-8º (3). Mais je ne puis le prouver et il faut que j’aie l’air de ne pas m’en douter. Il y a de grands éditeurs tels que Gosselin etc ; d’honnêtes éditeurs tels que Perrotin qui fait mon édition populaire. Mais ceux-là ne veulent point faire de petites opérations. Elles leur prennent trop de temps et nuisent aux grandes. Perrotin ne veut plus éditer un à un les romans que je publie en in-8º depuis qu’il a commencé mon édition complète in-18.
Tu vois que tout ce commerce présente aux débutants d’insurmontables difficultés qu’une espèce de miracle peut seul vaincre. Si tu veux faire paraître quelque chose, il fait que tu songes à débourser 2 500 à 3 000 f. par volume – sans beaucoup d’espoir d’être indemnisée par la vente. Si le roman a du succès, tu trouveras des éditeurs sans peine, et le second roman marchera tout seul. Mais le succès n’est-il pas aussi éventuel que le reste ? À quoi tient le succès ? On l’ignore. Je sais de très bonnes choses qui moisissent dans l’arrière-boutique, et de très mauvaises qui font grand bruit. Avant tout, il faut amuser le lecteur, ou l’étonner. Fais tes réflexions. Si tu veux sacrifier ladite somme, peut-être faudrait-il la risquer sur un roman plus travaillé et plus accentué qu’Héléna. Je suis à ta disposition pour les démarches, et en attendant, je tenterai de te trouver un acheteur, mais sans espoir de réussite (4).
J’ai pris sur moi de te réabonner à la revue indépendante. Ce n’est point Anselme Pététin (5) qui est à la direction, mais deux hommes qui sont dans les mêmes idées et les mêmes sentiments qui ont gouverné la revue jusqu’ici. Leroux leur a donné cette direction qui lui prenait trop de temps, et l’empêchait d’écrire et de faire paraître avec exactitude. Ces Messieurs ont apporté des fonds, et nous ont mis à même de faire un cautionnement et de paraître tous les 15 jours. Leroux continue à y écrire comme par le passé, et moi aussi assidûment, Consuelo étant encore destinée à faire beaucoup de numéros. J’y vais mettre aussi des morceaux qui ne seront pas de sitôt publiés à part. Enfin je crois que si cette revue t’a intéressée jusqu’ici, elle ne t’intéressera pas moins à l’avenir et j’y porte quant à moi le même intérêt de cœur et le même zèle. Pététin y écrira, mais il ne la dirigera en aucune façon.
Bonsoir, chère Rozanne, embrasse pour moi Don José, et crois bien que je t’aime de cœur. Mes enfants sont très grands, bien portants et te remercient de ton bon souvenir.
George
Pardon du griffonnage »


1 – Ce “roman”, dont le titre est donné plus loin, est Héléna. Rozanne le publie en 1844, à Vienne, imprimerie de Tinon.

2 – C’est sûrement ce que fait Rozanne, mais la dépense ne doit pas être élevée : quarante-quatre pages !

3 – Consuelo est un roman de George Sand paru en 1843 chez Potter. Il s’agit d’un roman historique qui se déroule en Europe au XVIIIᵉ siècle. Il relate l’ascension sociale d’une chanteuse bohémienne éponyme. Après la mort de George Sand, nombre de ses romans tombent dans l’oubli et son œuvre est vite rapportée à une poignée de romans dits « champêtres », comme La Mare au diable. Cependant, à partir des années 1960-1970, on commence à redécouvrir le reste de l’œuvre de Sand par l’intermédiaire de rééditions critiques, de colloques et d’études savantes. Consuelo est réhabilité et reconnu comme l’un de ses chefs-d’œuvre.

4 – Tous ces renseignements sur les conditions de l’édition en 1842 sont dignes d’intérêt.

5 – Rozanne pourrait connaître Pététin, qui a, comme elle, des attaches avec Lyon.