STENDHAL, Henri Beyle, dit (1783-1842)

Lettre autographe signée « Dubois » à sœur Pauline Périer-Lagrange
[Brunswick], « ce 29 8bre [octobre] 1808 » 5 p. in-4°

« Je suis tous les jours étonné du peu de plaisir que me donnent les femmes allemandes, les françaises m’ennuient, je place mon bonheur de ce genre en Italie »

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Fiche descriptive

STENDHAL, Henri Beyle, dit (1783-1842)

Lettre autographe signée de l’un de ses nombreux pseudonymes « Dubois », à sœur et confidente Pauline Périer-Lagrange
[Brunswick], « ce 29 8bre [octobre] 1808 », 5 p. in-4°
Marges effrangées sur le dernier feuillet, anciennes déchirures restaurées (voir scans)
Traces de pliures, cachet de cire rouge

Provenant de l’une des plus prestigieuses collections stendhaliennes

Remarquable lettre dans laquelle le jeune Stendhal, qui n’est encore qu’Henri Beyle, adjoint aux commissaires des guerres en poste à Brunswick, décrit sa passion pour la musique, l’Italie et les femmes

« La musique me plut comme exprimant l’amour. Il me semble qu’aucune des femmes que j’ai eues ne m’a donné un moment aussi doux… »


« Les arts promettent plus qu’ils ne tiennent : cette idée ou plutôt ce sentiment charmant vient de m’être donné par un orgue d’Allemagne qui a joué, en passant dans une rue voisine de la mienne, une phrase de musique dont deux passages sont neufs pour moi et, qui plus est, charmants, à ce qu’il me semble ; les larmes m’en sont presque venues au yeux.
La musique m’a plu pour la première fois à Novare  [Commune dans la région du Piémont], quelques jours avant la bataille de Marengo [4 juin 1800]. J’allais au théâtre ; on donnait Il Matrimonio segreto [opéra bouffe de Domenico Cimarosa] ; la musique me plut comme exprimant l’amour. Il me semble qu’aucune des femmes que j’ai eues ne m’a donné un moment aussi doux et aussi peu acheté que celui que je dois à la phrase de musique que je viens d’entendre. Ce plaisir est venu sans que je m’y attendisse en aucune manière, il a rempli toute mon âme. Je t’ai conté une sensation semblable que j’eus une fois à Frascati [Commune dans la banlieue de Rome] lorsque A[dèle Rebuffel, une jeune cousine dont il s’était épris] s’appuya sur moi en regardant un feu d’artifice. Ce moment a été, ce me semble, le plus heureux de ma vie. Il faut que le plaisir ait été bien sublime puisque je m’en souviens encore quoique la passion qui me le faisait goûter soit entièrement éteinte.
Tout cela me fait penser, ma chère Pauline, que les arts qui commencent à nous plaire en peignant les jouissances des passions, et pour ainsi dire par réflexion, comme la lune s’éclaire, peuvent finir par nous donner des jouissances plus fortes que les passions. Je suis tous les jours étonné du peu de plaisir que me donnent les femmes allemandes, les françaises m’ennuient, je place mon bonheur de ce genre, en Italie. Si le hazard me donnait 40 mille liv[res]. de rente, j’irais en Italie. Je présume qu’au bout d’un an ces belles romaines, ces spirituelles vénitiennes, seraient pour moi comme des Allemandes. Ces dernières ont la fraîcheur la plus parfaite, leurs couleurs sont de la santé visible, les autres ont la passion, mais la passion qu’on inspire et qu’on ne partage pas ennuie.
Dans les arts, c’est tout autre chose, il peut chaque jour y avoir du nouveau. Qui nous dit que nous ne verrons pas un musicien supérieur à Cimarosa ? Et quand il n’aurait pas tout à fait son mérite, il nous donnerait du nouveau.
Pour les autres à qui j’écris, j’arrange mes pensées : pour toi, non. J’ai remarqué que, quand une chose me gênait, quelque peu que ce fût, je finissais par ne la plus faire, et je veux t’écrire toute ma vie au-delà même, comme madame Necker
[Germaine de Staël] […]
Je crois m’appercevoir que ce bonheur est plus fort que celui que donne les passions. Si cela se confirme, je serai bien près du bonheur que je me figurais jusqu’ici dans une passion quelconque, l’Ambition, l’amour, etc. donnant continuellement des moments comme celui de Frascati.

[Il poursuit enfin en parlant de la situation de sa sœur, mariée avec un « excellent » homme, et qu’il encourage à cultiver les plaisirs artistiques. Pauline s’était mariée six mois plus tôt avec Daniel Perrier-Lagrange, le

Je ne puis te parler de ta position : je ne la connais pas ; mais ayant pour mari un homme excellent, elle ne peut qu’être heureuse. Cependant, il ne t’en coûtera rien de cultiver ce côté de ton âme auquel les arts font plaisir. Si tu as le bonheur de ne pas être grosse de sitôt [phrase remplacée dans l’édition Martineau par “si rien ne t’arrête”] tu pourrais faire un tour à Turin et pousser jusqu’à Milan qui n’est qu’à trente lieues. […]
Une nouvelle raison pour vous mesdames de cultiver la sensibilité aux arts, c’est le changement total qui vous attend au milieu de votre carrière. Il faut être diablement bien à cheval pour n’être pas désarçonnée, au moment où les hommes commencent à dire de vous, ho, c’est une femme raisonnable. Je parie que cette réflexion te paraîtra outrée, c’est que tu t’es fait une âme d’artiste, tu as suivi d’avance mon conseil. Embrasse Périer pour moi. Je désire aller en Espagne. J’ai le projet d’apprendre la langue, et de revenir ensuite en Italie vers trente ans.

Dubois »

[Adresse autographe sur la sixième page]

« A Madame
Madame Périer-Lagrange, place Grenette
Grenoble, Isère »


Nommé adjoint aux commissaires des guerres et envoyé à Brunswick, Stendhal est accaparé par son emploi. Il trouve néanmoins le temps de suivre des cours d’équitation, d’aller au théâtre, au café-concert, à des bals… et de tomber amoureux de Wilhelmine von Griesheim, la fille de l’ancien gouverneur de la ville, tout en fréquentant continuellement d’autres femmes. Il reçoit le 11 novembre suivant l’ordre de regagner Paris. Un médecin lui confirme sa syphilis et l’enjoint à un traitement rigoureux.

Provenance :
Drouot, 13-15 novembre 1935. Catalogue A. Blaizot, n°585
Puis collection Alain Schimel

Bibliographie :
Lettres à Pauline, Seuil, 1994, p. 421-423
Correspondance générale, Tome I, éd. V. Del Litto, 1997, Honoré Champion, n°519
(Les deux éditions avec les mêmes inexactitudes que dans l’édition Martineau, nous rétablissons ici la transcription exacte du texte)