CAMUS, Albert (1913-1960)

Lettre autographe signée « Albert Camus » à Jean-Louis Barrault
S.l [Paris] Mardi 6 octobre 1953

« Tu vois, je suis enthousiaste… Et pas seulement enthousiaste, mais aussi ému, et vaguement fier, oui, c’est idiot, fier de je ne sais quoi »

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Fiche descriptive

CAMUS, Albert (1913-1960)

Lettre autographe signée « Albert Camus » à Jean-Louis Barrault
S.l [Paris] Mardi 6 octobre 1953
Traces de pliures dues à l’envoi d’époque

Émouvante lettre écrite à son ami Jean-Louis Barrault après la reprise du Livre de Christophe Colomb de Paul Claudel, au Théâtre Marigny


« Cher Barrault,
J’étais heureux, samedi soir en sortant du Marigny. Heureux d’une bonne et étrange manière, et plein d’une affectueuse admiration. Je disais : “Voilà, de retour, notre plus grand metteur en scène.” J’aurais dû dire : le seul que nous ayons. Et il y avait un peu de ce sentiment dans la salle de ce soir-là, parmi le public pourtant si prompt à applaudir la médiocrité sur commande. C’était là peut-être le bonheur dont je parlais : Voir la supériorité du talent et de l’invention reconnue, saluée pour ce qu’elle est, sans rivale, et triomphant par les moyens les plus francs et les plus droits.
Je ne t’étonnerai pas en disant que je ne suis pas fou de la pièce. Ce n’est, il s’en faut, ni le Soulier(1), ni le Partage(2). Mais tu en as fait un merveilleux livre d’images dont on peut être et, dont je suis, fou. Ta plus grande création, peut-être, avec Le Soulier et le Procès(3). Quelle prestesse, quelle invention constante, quel bonheur calculé dans les formes, les places, les lumières et dans le rythme, surtout dans le rythme, oui, où seul peut triompher le grand, le vrai metteur en scène. Tu vois, je suis enthousiaste… Et pas seulement enthousiaste, mais aussi ému, et vaguement fier, oui, c’est idiot, fier de je ne sais quoi. De toi et de vous sûrement (aussi vrai que tu n’es pas mon fils). Peut-être aussi de ce pays, de ce Paris, de notre génération, et pourtant Dieu sait si je suis parfois découragé. Mais justement l’occasion d’aimer et d’admirer, quand elle est rare, vous mouille le cœur. On a envie de dire merci et, comme tu vois, on le fait.
Et maintenant, courage pour la suite. Tu sais bien que cette bataille-ci ne connaît que des armistices, jamais de paix. Mais tu es armé. Embrasse Madeleine [Renaud] la Catholique, si belle et si simplement touchante dans Isabelle. Bravo à tous… Je te serre la main, très affectueusement.
Albert Camus

[Camus rajoute en bas à droite de la deuxième page]
Pardon !
Ce sont mes boutons de manchette. »


1- Le Soulier de satin est une pièce de théâtre de Paul Claudel mise en scène par Jean-Louis Barrault le 27 novembre 1943 et dont l’exécution complète dure environ onze heures.

2- Partage de midi est un drame en trois actes de Paul Claudel, écrit pour trois puis quatre personnages en 1905, créé dans une version modifiée le 16 décembre 1948 au Théâtre Marigny par la compagnie Renaud-Barrault.

3- Le Procès est un roman posthume de l’écrivain Franz Kafka paru en 1925 et adapté au théâtre par André Gide en 1947. Jean-Louis Barrault y joue le rôle de Joseph K.

Au delà de ses mots tantôt enthousiastes, tantôt touchants, cette lettre nous éclaire sur l’une des grandes passions de Camus : le théâtre, domaine dans lequel il multiplia les expériences. Il commença tout d’abord comme animateur de troupe à Alger du Travail de l’Équipe, théâtre populaire monté sous l’égide du PC de 1936 à 1937, puis acteur itinérant et occasionnel, dramaturge, adaptateur…
La collaboration théâtrale entre les deux amis se limita toutefois à la mise en scène par Barrault de L’État de siège, crée le 27 octobre 1948 au théâtre Marigny.