KEROUAC, Jack (1922-1969)

Lettre dactylographiée, signée deux fois « Jack » et « Jack Kerouac » à Granville H. Jones
[Northport, New York, 22 novembre 1960] 2 p. in-4°, en anglais, avec enveloppe

« C’est la seule chose qui m’ait rendu heureux depuis trois ans, depuis la publication de Sur la route et l’écœurement d’être ‘célèbre’ qui s’en est suivi »

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Fiche descriptive

KEROUAC, Jack (1922-1969)

Lettre dactylographiée, signée deux fois « Jack » et « Jack Kerouac » à Granville H. Jones
[Northport, New York, 22 novembre 1960] 2 p. in-4°, en anglais, enveloppe oblitérée jointe
Traces de pliure, petite tache en marge inférieure de la deuxième page

Magnifique lettre de Kerouac, en partie inédite,  évoquant pêle-mêle son mythique roman Sur la route et la critique dont il a fait l’objet, sa foi en l’écriture, son dégoût de la célébrité et sa vision sur l’évolution de la société américaine 


[Traduction de l’anglais]

« Cher Grandville,
Votre thèse m’a été donnée par Jas Benenson. C’est un volume impeccable, la frappe, les bibliographies exhaustives, tout l’ouvrage. C’est la seule chose qui m’ait rendu heureux depuis trois ans, depuis la publication de Sur la route et l’écœurement d’être « célèbre » qui s’en est suivi (être exploité de tous les côtés) et bien sûr la nausée des critiques bidons et pire encore la nausée des enthousiasmes fallacieux fondés sur de mauvaises raisons (comme ceux qui « m’admirent » d’être aussi « dingue & irresponsable » etc.).
Ce que vous avez écrit à mon sujet a restauré ma foi dans ma propre écriture. Ce que vous dites, je le savais (sans vanité), je l’ai toujours su. Mais personne ne l’avait dit à voix haute ou ne s’était soucié de le dire. Et je commençais à être terriblement découragé par la scandaleuse absence d’honnêteté de la critique.
Tous mes amis écrivains sont malades d’envie en regardant votre page de titre. Maintenant je vais me faire attaquer de TOUS les côtés. Mais comme dit Jimmy B., c’est la reconnaissance universitaire qui va vraiment prendre soin de moi dans mes vieux jours (plein de fric et d’amour), PAS l’admiration passagère pour les mauvaises raisons de la part des mauvais penseurs.
La vision de l’Amérique est aujourd’hui détruite par le mouvement beatnik qui n’a plus rien à voir avec la « beat generation » que j’ai présentée, c’est un mouvement envahissant d’intellectuels dissidents à la dérive et même à présent anti-américains, toutes sortes de gens qui se font appeler « beatniks » et affichent leur haine de l’Amérique sur des banderoles.
Ce sur quoi vous avez écrit est, disons, l’œuvre du jeune Kerouac. Celle qui vient maintenant, après, c’est celle du Kerouac ce la maturité. Ce sera très différent, plus dur, plus amer parfois, plus amer que les dernières choses de [Thomas] Wolfe dans You Can’t Go Home Again ou que « l’amertume » du pauvre [Walt] Whitman dans Specimen Days. Mais je change. Je suis au milieu de ma vie à présent et plus un étudiant enthousiaste qui éprouvait des sentiments lyriques pour l’Amérique. Comme dit [James] Joyce, il y a d’abord le Lyrique, puis le Dramatique, puis l’Épique. J’espère que c’est le cas pour moi aussi.
Bon, je voulais simplement vous remercier et vous remercier et vous remercier et aussi vous dire que vous avez restauré mon amour de l’Amérique qui est finalement revenu pour que je découvre un de ses vrais amoureux, mais je me suis mis à discourir. Mais merci à vous et pour le bel exemplaire de la thèse, que je vais soigneusement garder sur mon étagère, et j’espère pour vous qu’elle sera publiée un jour par une presse universitaire.
Oui, et mon « individualité » est telle, aujourd’hui, que je crains le pire entre les camps des soi-disant adorateurs de l’Amérique et ennemis de l’Amérique, les communistes qui détestent l’Amérique et le F.B.I qui « l’aime ». Aïe. Mais qu’ils aillent se faire foutre, je continuerai mes petites écritures. Et je vais me trouver une cabane dans les bois, où je puisse admirer tout simplement et ne pas me mêler aux discussions sur les « problèmes de société », – où je puisse admirer la bonne vielle étoile du soir… qui se penche sur l’Iowa ce soir comme toujours, n’est-ce pas ? En dépit de ce dont je parle dans cette triste lettre de gratitude & de honte (honte de ne pas être à la hauteur de ce que vous avez écrit à mon sujet)
A plus tard
Jack […] »


[Version originale]

“Dear Granville,
Your thesis was given to me by Jas. Benenson. It is such a neat volume, I mean the typing, the exhaustive bibliographies, the whole works. It is the only thing too that has made me happy in three years, since the publication of On the Road and the subsequent sickeningness of ‘being famous’ (being used by everybody and his uncle) and of course the nausea of phoney criticisms based on the wrong reasons (as for instance those who ‘admire’ for being so ‘wild & irresponsible’ etc.)
What you’ve written about me has restored my faith in my own writing
. What you say, I knew (not being vain), always knew. But no one ever said it out loud, or cared to say it. And I was becoming terribly discouraged by the scandalous lack of critical fairness.
All my fellow writers look at your title page green withe envy […] it’s the Academic recognition that will really take care of me in my old age (beans money & beans love), NOT the temporary admiration for the wrong reasons coming from the wrong thinkers.
The vision of America is being destroyed now by the beatnik movement which is not the ‘beat generation’ I proposed any more, but a big move-in from intellectual dissident wrecks of all kinds and now even anti-American, America-haters of all kinds with placards who call themselves “beatniks”.
What you’ve written about let’s say is the work of Kerouac the Younger. What comes now, after this, is that of Kerouac the Elder. It will be quite different, harsher, bitterer at times […] But I’m changing. I’m middle aged now and no longer an enthusiastic college boy lyrically feeling America. As Joyce says, first comes the Lyric, then the Dramatic, then the Epic. I hope for me too.
Well I only wanted to thank you and thank you and thank you and also for restoring my love of America which has finally come around for discovering one of her real lovers, but I rambled on like this. But thank you, and for the fine copy of the thesis, which I treasure on my shelf, and I hope you get it published with some university press someday.
Yes, and my “individuality” is such, today, that I fear for the worst between the camps of America-lovers & America-haters so called, the communists who hate America, the FBI who “love” it. Ouch. But fuck em, I’ll go on scribbling. And get a cabin in the woods too, where I just admire the same old eve star… which droopeth on Iowa tonight just as ever, right? no matter what I talk about on this sad letter of beholdenness & shame (shame that I might not live up to what you wrote about me)
Later
Jack […]”


Publié en septembre 1957, Sur la route suscite autant de critiques virulentes que d’éloges dithyrambiques qui affectent durablement son auteur. Kerouac devient le fer de lance d’une génération baptisée « Beat Generation ».

En tant que père symbolique de la contreculture américaine, il exerce dès lors une influence artistique considérable sur de nombreux créateurs.

Cette lettre donne la mesure de ce que Kerouac est en train de révéler dans une solitude quasi absolue, dont on ne peut trouver l’exemple aux États-Unis que chez Edgar Poe et Herman Melville avant lui : Le pressentiment de l’achèvement de la culture et de la clôture de l’espace américains, un renouvellement de la littérature conçue comme action secrète et angélique.

Lorsque l’on parle des pages dactylographiées de Kerouac, celles-ci ont plus que pour quiconque valeur d’autographe à part entière, tant sa machine à écrire (avec laquelle il rédigea Sur la route) demeure inséparable de son personnage. C’est avec sa complicité qu’il exprima le meilleur de ses réflexions au travers de ses lettres les plus abouties, dont celle-ci.

Grandville H. Jones, le destinataire de cette lettre, était alors jeune étudiant au Carnegie Institute à Pittsburg et venait de consacrer sa thèse à l’écrivain (la première jamais écrite) sous le titre Walt Whitman, Thomas Wolfe and Jack Kerouac : Common origins and common aims.

On joint :
La copie personnelle de la thèse de Granville H. Jones en reliure d’époque.
(L’exemplaire de Kerouac est aujourd’hui à la New York Public Library sous la référence b.34 f.2)

Bibliographie :
Jack Kerouac, Lettres choisies 1957-1969, éd. Ann Charters, Nrf, p. 302-304 (seule la première page y est transcrite, la deuxième est inédite).