APOLLINAIRE, Guillaume (1880-1918)

Poème épistolaire signé « Guillaume Apollinaire », à André Billy
Nîmes, le 9 mars 1915, 1 p. in-8 à en-tête du Café Tortoni

« Ami, les jours aux jours s’enchaînent / Combien, combien de jours encor / Combien de douleurs les emmènent »

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Fiche descriptive

APOLLINAIRE, Guillaume (1880-1918)

Poème épistolaire signé « Guillaume Apollinaire », à André Billy
Nîmes, le 9 mars 1915, 1 p. in-8 à en-tête du Café Tortoni
Traces de pliures, quelques petites déchirures marginales, petites taches

Admirable épître poétique d’Apollinaire, inédite dans sa version manuscrite, depuis le Café Tortoni à Nîmes où le poète avait ses habitudes


« J’ai reçu les rimes ou traînent

Nos souvenirs, à tous les deux ces sons de cor,
Ami, les jours aux jours s’enchaînent
Combien, combien de jours encor
Et les tristesses les emmènent
Combien de douleurs les emmènent

J’ai vu Larguier pendant huit jours
Il est au camp de Carpiagne
Nîmes aux tristes alentours
En est plus triste et la Tour Magne
En pâlit sous les cieux trop lourds.

Adieu, Billy, le travail sonne,
Trompette triste comme un cor,
C’est un printemps comme un automne
Quand nous reverrons-nous encor ?
Ah ! qui peut le dire ? Personne

Guillaume Apollinaire »


Il est toujours émouvant, même quand le texte est connu, de découvrir sa première version manuscrite. C’est le cas pour ce poème faisant partie d’un échange épistolaire entre Apollinaire et son ami André Billy (1882-1971) pendant la guerre de 14-18, en mars 1915, dévoilé sauf erreur après plus de cent ans.

Ce poème est une réponse à une lettre en vers de Billy, datée du 7 mars 1915 (on note les performances de la Poste aux Armées !) :

« Ta lettre, cher Guillaume, a rempli tout mon cœur.
Pars donc, puisqu’il le faut, mais sois bientôt vainqueur.
Et que ton canon gris et que ton cheval fauve
Reviennent avec toi de la Lorraine sauve.
Hier, j’ai vu Salmon, tout habillé de bleu,
Avec un passepoil jaune sur sa culotte
Et sur chacun de ses boutons noircis au feu
Un petit cor de chasse… O souvenirs qui flottent !
« Les souvenirs sont cors de chasse
Dont meurt le bruit parmi le vent. »

On note la présence d’une ponctuation qui ne sera pas reprise dans les publications. Billy ponctuait ses poèmes, Apollinaire a pu être entraîné malgré lui à en faire autant, d’autant que dans ses poèmes épistolaires la ponctuation vient souvent naturellement sous sa plume. Le premier jet qu’on peut déchiffrer au vers 2 sous les corrections est remplacé par une expression moins banale (« Nos souvenirs, à tous les deux » devient « Nos souvenirs, ces sons de cor », écho des derniers vers de Billy qui citait un poème d’Apollinaire). Au 5e vers, « douleurs », plus fort, remplace « tristesses ».

Billy, en mars 1915, était resté à Paris, où il s’embêtait, alors que Wilhelm de Kostrowitzky à la suite de son engagement volontaire faisait ses classes à Nîmes dans l’artillerie et usait abondamment du papier à lettres du café Tortoni où il avait ses habitudes. André Billy, qui taquinait aussi la muse, était journaliste et dès août 1915 il allait publier dans le Mercure de France une partie de leur « Correspondance poétique », en prenant soin cependant de ne pas écrire les noms en clair. Les numéros en bleu en marge des manuscrits sont probablement destinés au Mercure.
André Billy avait ainsi commenté cette publication quasi sur le vif : « De jeunes écrivains, arrachés par la guerre à leurs occupations favorites, ont adopté un usage charmant : ils correspondent en vers, ce qui prouve au moins, on en conviendra, un moral de tout repos. Nous avons sous les yeux un certain nombre de ces épîtres poétiques. Souhaitons que quelqu’un, plus tard, les réunisse toutes. Elles constituent de précieux documents littéraires et psychologiques. »

C’est dire que ces poèmes écrits vite sans aucun doute étaient cependant plus ou moins clairement destinés à une publication. Les auteurs avaient conscience de la valeur de témoignage de ces échanges et soignaient leurs textes. Dès 1923, André Billy publia cette correspondance dans son Apollinaire vivant, avec ses propres poèmes reproduits supra, qui seuls peuvent éclairer les allusions d’Apollinaire : leurs amis communs, le cévenol Léo Larguier, qui sera blessé en septembre 1915 et siégera plus tard comme Billy à l’Académie Goncourt.

Ce poème empreint de nostalgie et de mélancolie est loin de manifester le moindre enthousiasme pour la guerre.
Entre ces deux vrais amis, Apollinaire en « en rajoute » sur son sort, peut-être pour masquer sa gêne d’être en compagnie des « embusqués »

Le 26 avril, Apollinaire écrira à Billy : « Je te le dis, André Billy, que cette guerre/C’est Obus-Roi/Beaucoup plus tragique qu’Ubu mais qui n’est guère/Billy crois-moi/Moins burlesque, ô mon vieux, crois-moi c’est très comique ». L’humour a tourné au noir…

Ces échanges témoignent entre autres de la nécessité pour les soldats éloignés de leur milieu intellectuel et affectif de garder le contact pour supporter la séparation. Si Apollinaire en mars 1915 n’avait pas encore connu le front, il savait déjà que la mort rôdait.

Références :
André Billy, Apollinaire vivant, Éditions de la Sirène, 1923.
Victor Martin-Schmets, Correspondance générale tome 2, 1915
Lettres reçues par Guillaume Apollinaire, tome 1, A-C
Apollinaire – Œuvres poétiques, bibl. de la Pléiade, p. 767