ARAGON, Louis (1897-1982)

Lettre autographe signée « Aragon » [à Elisabeth de Clermont-Tonnerre]
S.l.n.d, [1950], 1 p. in-4°

« Excusez-moi, Madame, de ne pas vouloir déjeuner avec Thomas Mann »

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Fiche descriptive

ARAGON, Louis (1897-1982)

Lettre autographe signée « Aragon » [à la « duchesse rouge », Elisabeth de Clermont-Tonnerre]
S.l.n.d, [1950], 1 p. in-4°

Violente charge de Louis Aragon à l’encontre de Thomas Mann – Il y confie son hostilité à l’idée de rencontrer l’écrivain allemand, alors en visite officielle à Paris


« Excusez-moi, Madame, de ne pas vouloir déjeuner avec Thomas Mann, dont la conduite pendant la guerre, le pacifisme d’entre deux guerres, et la signature au bas de l’ignoble manifeste contre les exécutions en Russie ne peuvent pas me rendre plus aimable la détestable littérature.
Très respectueusement
Aragon »


Thomas Mann reçu officiellement à Paris en mai 1950

Début mai 1950, Thomas Mann avait commencé une tournée européenne de conférences. Le 12 mai, il arrive à Paris, accompagné par sa femme Katia. Au « Ritz », où sa maison d’édition française a réservé une suite, ils reçoivent un accueil très chaleureux.
Si durant son séjour à Paris, qui a dû se prolonger quelques jours, Thomas Mann n’a pas pu voir André Gide lui-même, il s’est entretenu avec Jean Schlumberger qui avait créé avec Gide La Nouvelle Revue Française. Dans la notice rapide qu’il rédige pour le libraire Martin Flinker, Mann fait état de « l’incroyable beauté » de la capitale de la France et d’une civilisation [française] à « la pointe du progrès »…  tout en confiant à son Journal sa grande fatigue et l’aversion qu’il éprouve pour « la sphère linguistique française ». Il est en effet irrité par les interviews qu’il juge malveillantes – comme celle de Dominique Arban pour Le Figaro, qui demande à l’auteur du Docteur Faustus si, à en juger par son livre, il est possible d’imaginer une nouvelle Allemagne dans laquelle aurait disparu « le vertige de l’obéissance et du sang ». Le rappel par les interviewers de la lettre de Paul Olberg, publiée dans le journal suisse Volksrecht, l’indispose aussi au plus haut point. Le journaliste suédois avait en effet demandé à Thomas Mann comment « lui qui avait combattu sans concession l’Allemagne nazie avait pu accepter en 1949 l’invitation d’un régime [celui de la RDA] qui foulait aux pieds avec la même brutalité la liberté et l’humanité ». On comprend que le rappel fait à Thomas Mann de sa réponse, datée du 27 août 1949, lui inspire a posteriori de la gêne, voire de la honte – comme ce passage où il convient que « l’État autoritaire a ses côtés affreux », mais qu’il « a pour lui le bienfait que, grâce à lui, la bêtise et l’insolence doivent enfin tenir leur gueule [sic] ».

Thomas Mann sensible à la propagande communiste

À la fin de la Seconde Guerre mondiale – après l’élection en 1945 de Harry Truman comme président des États-Unis et jusqu’en 1949 – Thomas Mann se montre sensible, comme beaucoup d’intellectuels de l’époque, à la propagande stalinienne qui présentait les Etats-Unis comme une puissance impérialiste, prête à déclencher un nouveau conflit – et l’URSS comme soucieuse uniquement de paix et de bonheur des peuples. Ainsi, il soutient en mars 1949 l’initiative du professeur de Harvard Harlow Shapley de réunir à New York une conférence mondiale de la paix – dirigée contre le Pacte atlantique signé finalement le 4 avril 1949 – à laquelle participent 24 délégués de pays communistes en qui Thomas Mann ne voit que « de purs idéalistes ». Il télégraphie à Dean Acheson, ministre des Affaires étrangères américain et père du plan Marshall, pour qu’il revienne sur son interdiction de laisser entrer d’autres délégués de pays communistes sur le territoire américain. Silencieux sur les déportations et les exécutions massives commandées par Staline, il ne manque pas une occasion de protester contre le maccarthysme et « l’hystérie anti-communiste », poussé à cela par son fils Klaus et sa fille Erika.

Thomas Mann accepte encore avec enthousiasme les invitations – lancées par la toute nouvelle République fédérale et l’autre partie de l’Allemagne qui allait se proclamer « République démocratique » – de présider les cérémonies données en juillet/août 1949 pour le bicentenaire de la naissance de Goethe, à Francfort (Ouest) d’abord, et à Weimar (Est). Flatté par les honneurs qui sont rendus, il veut croire qu’il ne s’agit que de littérature et ne veut pas voir l’instrumentalisation dont il est l’objet de la part des dirigeants communistes.

Thomas Mann déçoit les communistes et abjure la politique

Mais peu après, sensible aux critiques et devenu plus clairvoyant, il refuse de participer au « Congrès mondial des partisans de la paix » qui a lieu à Paris du 20 au 23 avril 1949 sous le patronage de Picasso (avec sa célèbre « colombe ») et d’Aragon.

Le refus de Louis Aragon de voir Thomas Mann à l’occasion de sa visite officielle à Paris en mai 1950 s’explique donc par l’espoir qu’avaient suscité dans le camp communiste certaines de ses déclarations. L’écrivain allemand le plus prestigieux de l’époque, combattant émérite du fascisme depuis son exil américain, foncièrement hostile à la partie occidentale de l’Allemagne dont il pensait qu’elle ne s’était pas vraiment débarrassée du nazisme, représentait un vecteur de propagande de tout premier plan pour les idéologues du communisme. Le dépit ressenti par Louis Aragon et d’autres suite à la défection de Thomas Mann est à la mesure de leur déception.

Les nombreuses critiques que Thomas Mann déclenche à l’Ouest contribuent à lui faire prendre pleinement conscience du rôle que l’on a voulu lui faire endosser ; c’est ainsi qu’il décline l’invitation au 2ème Congrès de la Paix organisé à Londres du 13 au 19 novembre 1950. Le gouvernement anglais interdit l’entrée sur le territoire britannique notamment à Pierre Cot et à Louis Aragon. Les délégués non-admis se réunissent finalement à Varsovie. Les organisateurs prétendent avoir reçu un message d’encouragement de Thomas Mann et même de l’avoir élu dans le bureau de l’organisation  – ce que l’intéressé dément fermement. Dans un démenti cinglant, Thomas Mann affirme « ne plus rien vouloir à faire avec la politique ». Les ponts sont définitivement coupés.

Nous remercions M. Maurice Godé pour son aide dans l’élaboration de cette fiche