ARTAUD, Antonin (1896-1948)

Lettre autographe signée « Antonin Artaud » à sa sœur Marie-Ange Malausséna
Espalion, le 11 avril 1946, 4 pages in-8°

« L’héroïne à hautes doses ne provoque pas de toxicomanies quand elle est de bonne qualité »

EUR 4.500,-
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Fiche descriptive

ARTAUD, Antonin (1896-1948)

Lettre autographe signée « Antonin Artaud » à sa sœur Marie-Ange Malausséna
Espalion, le 11 avril 1946, 4 pages in-8°
Infimes taches

Provenant de la succession Marie-Ange Artaud

Lettre paranoïaque du poète, reflétant sa profonde addiction aux drogues
Artaud termine sa lettre en évoquant son soutien par les plus grands artistes de l’époque, dont Picasso, Braque et Giacometti


« Ma chère Marie Ange, ne vous étonnez pas de ce que je vous ai demandé : Je vous répète que j’ai subi à Saint[e] Anne en mars 1938 dans le service du docteur Nodet un empoisonnement à l’acide prussique qui m’a laissé une terrible suffocation pulmonaire et cardiaque et quelque chose comme une carie des tissus. Cela explique mes étouffements, rhumatismes et points de côté, ensuite je n’y vois presque plus et j’ai été obligé de me faire lire votre dernière lettre par quelqu’un. 
Le remède eut été de l’héroïne à hautes doses. L’héroïne à hautes doses ne provoque pas de toxicomanies quand elle est de bonne qualité. J’ai étudié tout cela et je sais sur toutes ces choses par expérience des choses que les médecins moisis dans leur conformisme ne savent pas. Mais c’est un remède qu’on ne peut avoir sans violer les lois. En attendant donc les temps de l’apocalypse où le monde sera renversé je vous ai demandé ces comprimés contenant de la codéine. Le sirop Famel en contient mais en doses infinitésimales, les comprimés aussi. 
J’ai trouvé une spécialité qui en contient plus, 1 centigr[amme] par comprimé mais il y a avec du bromoforme qui ne me réussit pas parce qu’il engourdit le cerveau en desséchant le corps typhoïde.
J’ai donc demandé à George s’il ne pourrait pas me trouver un certain nombre de comprimés de codéine. Une centaine c’est un remède qui agit un peu comme l’héroïne mais moins fort, et qui jusqu’à présent n’entre pas sous le coup d’une interdiction réglementaire. J’ai d’ailleurs expliqué tout cela à votre mère dans une lettre, demandez-lui de vous en parler…
Si George ne trouve rien envoyez-moi tout de même 5 tubes de Codoforme je vous enverrai un mandat. Car j’ai trouvé de l’argent, plusieurs peintres de Paris, Picasso, Braque, Giacometti, Gruber, veulent faire une vente aux enchères pour me procurer 5 ou 600 mille francs.
A vous, Antonin Artaud.
[Il rajoute]
Les comprimés ni le sirop ne me sont encore parvenus »


Antonin Artaud arrive à Rodez en 1943 sous le contrôle du docteur Ferdière, médecin chef de l’hôpital psychiatrique Parraire, alors connu sous le nom d’« Asile départemental d’aliénés ». En proie à des délires et hallucinations, le poète y est interné pendant plusieurs années et continuera d’y subir des électrochocs malgré ses nombreux refus à cette thérapie ravageuse. Sous l’emprise permanente de drogues et, quand il n’y a pas accès, de médicaments à hautes doses, il ne cessera de demander à sa sœur et son beau-frère Georges de lui en procurer.

Artaud a indiqué le 11 avril. Or, la lettre ayant été envoyée d’Espalion, il a dû se tromper en inscrivant le quantième ; elle a dû être écrite le 10 avril. En effet, les difficultés administratives s’étant multipliées en vue de sa sortie définitive, le 10 avril, à la fin de l’après-midi, le docteur Ferdière envoya à Espalion la voiture de l’hôpital psychiatrique avec deux infirmiers chargés de ramener immédiatement Antonin Artaud à Rodez. Il fait part de son retour brusqué à Colette Thomas dans une lettre datée du 10 avril, qui fut insérée dans Suppôts et Supplications

Il y fait référence en début de lettre au docteur Nodet de l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne ; celui-ci dira d’Artaud en 1938 :
“Mégalomanie syncrétique : part en Irlande avec la canne de Confucius et la canne de St Patrick. Mémoire parfois rebelle. Toxicomanie depuis 5 ans (héroïne, cocaïne, laudanum). Prétentions littéraires peut-être justifiées dans la limite où le délire peut servir d’inspiration. À maintenir.”

Artaud écrit bien « votre mère » en fin de lettre : il ne s’agit pas d’un lapsus. En même temps qu’il avait rejeté toute religion, il avait rejeté l’idée même de famille et ne se reconnaissait ni mère, ni sœur, ni frère, ni quel que lien de parenté que ce soit. De là aussi l’abandon du tutoiement. Grâce à la mobilisation de ses amis, notamment de Marthe Robert et Arthur Adamov, Artaud parvient à quitter Rodez et s’installe à la maison de santé d’Ivry, alors dirigée par le Dr Achille Delmas. Il peut alors y jouir de toute sa liberté.

Une vente aux enchères est bien organisée à son profit durant l’année 46 grâce au Comité de soutien des amis d’Antonin Artaud, présidé par Jean Paulhan, et dont Jean Dubuffet est secrétaire. Ce comité regroupe Arthur Adamov, Balthus, Jean-Louis Barrault, André Gide, Pierre Loeb, Pablo Picasso et Henri Thomas.

Provenance :
Marie-Ange Artaud

Bibliographie :
Œuvres complètes – Lettres écrites de Rodez – Tome XI, Gallimard, p. 245